En 1939, peu après le déclenchement de la guerre, et alors que la presse est déjà souvent censurée, Albert Camus veut publier dans le journal qu’il dirige à Alger un texte vibrant qui invite les journalistes à rester libres. Ce texte est interdit de publication.
Ce texte inédit reste très actuel.
Une rapide esquisse biographique d’Albert Camus s’impose pour en comprendre les enjeux :
ALBERT CAMUS ( 1913-1960 )
Albert Camus est né en 1913 en Algérie dans un milieu social défavorisé et un contexte familial difficile. Fils d’un père décédé en 1914, Camus est éduqué par sa mère, sourde et analphabète, dans des conditions peu propices à l’enrichissement culturel ; c’est en ce sens qu’on le qualifie d’écrivain autodidacte. De façon très inattendue, Camus ne mourra pas de la tuberculose qui le poursuit depuis 1930, mais dans un accident de voiture en 1960.
Malgré sa maladie, l’oeuvre de Camus est impressionnante (théâtre, roman, poèmes, nouvelles...). Dans tous ses ouvrages ( L’Homme Révolté, L’Etranger, Le Mythe de Sisyphe...) s’articule un humanisme fondé sur la prise de conscience de l’absurdité de la condition humaine, mais aussi sur la révolte comme réponse à l’absurde, révolte qui conduit à l’action et qui donne un sens au monde et à l’existence, et "alors naît la joie étrange qui aide à vivre et mourir. "
"L’absurde naît de cette confrontation inévitable entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde."
La révolte est la seule manière de vivre cet absurde. Par elle, l’homme gagne en liberté d’action, car la révolte c’est connaître notre destin fatal et néanmoins l’affronter, c’est l’intelligence aux prises avec le silence déraisonnable du monde, c’est le condamné à mort qui refuse de se suicider. On pourrait faire le lien avec l’amour du destin, " L’Amor Fati " de Niezsche dont Camus était un admirateur.
A l’heure où un autre intellectuel de l’époque, Jean-Paul Sartre, rédigeait des articles sous le régime de Vichy, Camus reste en accord avec ses idées, avec la révolte. Il entre ainsi dans la Résistance malgré sa maladie, fait un reportage sur La Misère en Kabylie ( dans ce dernier, Camus montre les écarts immenses entre les plus riches et les plus pauvres ; il s’insurge contre le fait " qu’une poignée de gens regorge de superfluité tandis qu’une minorité affamée manque du nécessaire " comme disait Jean-Jacques Rousseau ) et rédige plus de 110 articles dans Le Soir Républicain. Environ 30 seulement seront acceptés, les autres seront jugés trop polémiques.
Le manisfeste paru dans Le Monde en fait partie. En effet, ce qu’Albert Camus veut, c’est concilier la justice et la liberté, lutter contre toutes les formes de violence, défendre la paix et la coexistence pacifique, combattre à sa façon pour résister, contester, dénoncer.
" LA VERITE ET LA LIBERTE SONT DES MAITRESSES EXIGEANTES PUISQU’ELLES ONT PEU D’AMANTS. "
Ce manifeste, limité à une feuille recto verso, devait paraître le 25 novembre 1939.
Le journalisme est une profession à laquelle l’écrivain est très attaché ; il en fut une des plus belles voix. Le journalisme a été pour Camus une école de vie et de morale ; il y voyait de la noblesse. Il dénonce ici la désinformation qui gangrène déjà la France en 1939 et y aborde une réflexion sur le journalisme en temps de guerre, digressant à partir de là sur le choix de chacun de se construire en homme libre :
" ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. "
- La lucidité. Le journaliste libre, se doit de ne rien publier qui puisse exciter la haine ou provoquer le désespoir. Il acquiert au préalable cette capacité par une connaissance accrue de l’histoire du pays qui lui permet de percevoir les causes évidentes de la guerre. Un journaliste libre se doit de lutter pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des choses.
- Le refus. Le journaliste libre doit donner toute son attention sur l’authenticité d’une nouvelle. Le journaliste ne peut pas dire tout ce qu’il pense, mais en revanche il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense ou ce qu’il croit faux. Un journal se doit de servir la vérité dans la mesure de ses forces, il se doit de laisser transparaître ses sources d’informations pour que le public pèse lui-même l’authenticité de la nouvelle. C’est pour Camus la haute signification de la liberté, le refus de servir le mensonge et d’accentuer le bourrage de crâne.
- L’ironie. Ce commandement complète le refus car, quand ce dernier permet de rejeter ce qui est faux, l’ironie permet souvent de dire ce qui est vrai. En effet une vérité énoncée d’un ton dogmatique est censuré 9 fois sur 10 alors qu’une même vérité clamée sur un ton ironique ne l’est que 5 fois sur 10. ( Camus fait les louanges du journal Le Canard Enchaîné, journal satirique. Il parle "d’articles courageux" ). C’est une des dispositions qui défend les possibilités de l’intelligence humaine. De surcroît, l’ironie est une arme efficace contre les trop puissants, on voit mal, comme dirait Camus : " Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. "
- " L’obstination est ici vertu cardinale." De nombreux obstacles se mettent en travers de la liberté d’expression, le journaliste libre se doit de les franchir. Parmi ces obstacles, Camus ne cite pas ceux qui viendraient directement à l’esprit telles que les suspensions ou les poursuites. Il classe la constance dans la sottise, la veulerie, l’inintelligence, parmi les obstacles les plus décourageants. Pour lui, cette obstination se met au service de l’objectivité et de la tolérance.
En guise de conclusion, Camus universalise cette réflexion sur la profession de journaliste en affirmant que si chaque homme manifeste dans sa sphère pour ce qu’il croit juste et bon, si chaque homme résiste à l’abandon et fait connaître sa volonté, "cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot". Il retient ensuite ce principe de la révolte humaine ; Albert Camus affirme :
"la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie ".
En effet, comme le disait l’écrivain italien Silone : " La liberté n’est pas une chose dont on vous fait cadeau ". L’esprit libre peut faire sentir son ironie même dans ce monde enflammé et il est de son devoir de former les esprits encore endormis.
Le journalisme est le meilleur moyen de diffusion et de formation pour un homme libre.
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