Si l’énigme du personnage mythique du Sphinx a encore des secrets pour vous, nous vous encourageons à lire cet article qui étudie la confrontation entre Œdipe et ce personnage mystérieux, relatée maintes fois par les artistes peintres et littéraires. En effet, cet épisode intemporel constitue un pilier de notre culture antique. La preuve en est qu’il est représenté dans l’Antiquité, au Moyen Âge, au XVIIème ou encore au XXème siècle, et les œuvres que nous vous proposons ne constituent pas un recensement exhaustif !
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Cette description est celle donnée par Voltaire dans l’acte premier de sa pièce Œdipe, publiée en 1718 :
« Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion ».
A l’inverse de cette description monstrueuse et inhumaine du Sphinx, Albert Samain dans son poème Le Sphinx, de 1900, décrit un être bien plus pacifique, vieilli et fatigué par les années :
« L’antique Sphinx s’allonge, énorme et féminin ».
La féminité de la Sphinx est incarnée par les créatures d’Ehrmann et de Point, au visage et au buste de femme, mais aux membres félins. Les ailes sont toujours présentes.
Il tient toujours une arme, que ce soit une lance, un glaive, ou les deux chez Ingres et Fabre ; nulle inquiétude n’est peinte sur le visage de cet homme, qui va au devant de la mort. C’est donc le topos du guerrier courageux qui prime ici, lequel voit le jour sous l’Antiquité et ses héros légendaires, aux exploits innombrables.
Selon le mythe grec, le Sphinx fut envoyé par la déesse Héra, sœur et épouse du Dieu des Dieux Zeus, pour punir la cité grecque de Thèbes du crime de Laïos, son roi. Ce dernier avait, en effet, enlevé et violé le fils de Pélops, le jeune Chrysippos. Dès lors, le Sphinx menace la population thébaine : il ne quittera la ville que lorsque quelqu’un aura résolu son énigme mystérieuse, et il tuera quiconque échouera. Le vainqueur de cette « horrible chanteresse » comme le Sphinx, désigné comme féminin, est qualifié dans Œdipe Roi de Sophocle, épousera la reine veuve Jocaste et accédera au trône. De nombreux prétendants tentent de résoudre l‘énigme, mais tous périssent, du fait de leur échec.
Ehrmann met, de même, en scène une Sphinx agressive, comme l’attestent ses griffes sorties, sa patte levée, et ses sourcils froncés. Dans le même texte de Voltaire cité précédemment, l’instinct de destruction du Sphinx et sa monstruosité sont mis en exergue :
« Nos sages, nos vieillards, séduits par l’espérance, Osèrent […] Du monstre impénétrable affronter le courroux ; Nul d’eux ne l’entendit ; ils expirèrent tous. »
En effet, la féminité du Sphinx y est mise en valeur par sa poitrine ou ses longs cheveux, ce qui dresse un tableau, -c’est le cas de le dire !-, plus charnel de la créature. L’on pense aux sirènes qui tentèrent d’envoûter l’équipage d’Ulysse, héros d’Homère, n’ayant pour but que de précipiter les hommes dans l’océan, les vouant à une mort certaine. Chez Point, la Sphinx a comme ensorcelé Œdipe, lequel n’est plus en mesure d’user de sa lance et enlace presque cet être mi-femme, mi-félin. Chez Moreau, ce dernier se tient au buste du jeune homme, menaçant de le lacérer à tout moment. Au vu des pieds, mains, corps ou visages humains au sol, nous pouvons déduire que la créature enchanteresse n’est que leurre.
Tout le mythe du Sphinx tourne autour de l’énigme posée à Œdipe que retranscrit Cocteau dans La Machine Infernale, 1934 :
« Arrive Œdipe, la Sphinx lui demande :
LE SPHINX : Quel est l’animal qui marche sur quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, sur trois pattes le soir ? »
La réponse n’est autre que l’Homme, comme nous l’expliciterons plus loin : la Sphinx interroge donc l’Homme sur sa propre nature et ce qu’il adviendra inévitablement de lui. Dans les œuvres de Fabre et d’Ingres notamment, il apparaît clairement que le Sphinx attend une réponse d’Œdipe. Ce questionnement de l’Homme encouragé par le Sphinx n’est pas sans rappeler la scène du film Edipo Re de Pierre Paolo Pasolini, 1967, où l’homme qui incarne le Sphinx prononce ces mots :
« Une énigme assombrit ta vie. Quelle est-elle ? »,
puis « L’abîme […] est au plus profond de toi ».
Une interprétation de ces paroles est indispensable à la compréhension de ces propos métaphysiques : à cet instant, Œdipe n’a pas conscience qu’il a commis le parricide et l’inceste que le Sphinx tente, par métaphore, de lui révéler.
C’est à travers le tableau d’Ehrmann que l’on ressent l’agressivité d’Œdipe. Ce dernier tient entre ses deux mains son couteau, comme si un combat allait s’engager avec la Sphinx qu’il tient à portée de lame. Son regard est mauvais ; l’on peut y déceler du dégoût. Ses yeux, dans l’ombre de ses cheveux, trahissent la haine. Cet accès de violence se retrouve dans l’extrait traité précédemment du film de Pasolini, puisqu’Œdipe, sans chercher à comprendre les paroles du Sphinx, se jette sur lui et le tue au couteau :
« Je ne sais pas ! Je ne veux pas savoir ! ».
Nous sommes face à un Œdipe impulsif, et irréfléchi. Les enluminures du Moyen-âge vont également dans ce sens : Œdipe est associé au guerrier sans peur et sans reproche chevaleresque, craint par le Sphinx « félinisé » qui se protège de ses pattes avant comme pour se rendre ou exprimer sa peur. La victoire et donc l’héroïsme d’Oedipe, dues à son agressivité, ne font pas de doute. Monté sur son cheval, sa supériorité est apparente, d’autant que selon les armoiries de l’époque, le cheval est symbole de noblesse et de puissance.
Il parait envoûté par la femme-félin qu’il a devant lui, et donc impuissant. En attestent la proximité, mais surtout le contact physique qui les unit, ce qui n’est pas le cas dans les autres tableaux. Œdipe a la pointe de sa lance pointée vers le bas chez Moreau, comme chez Ingres de fait, ce qui peut symboliser que vaincu, il a succombé au charme de l’enchanteresse. La faiblesse du « héros » et la vulnérabilité de sa condition humaine apparaissent alors, d’autant que la colonne à sa gauche est ornée d’un serpent qui peut évoquer la tentation, le péché biblique. Dans les deux œuvres, le rouge est présent, que ce soit au premier ou à l’arrière-plan ou sur les ailes de la Sphinx. Cette couleur évoque le sang des victimes de cette dernière, diabolique, contrairement à ce que l’on pourrait croire au premier abord.
En effet, dans le mythe initial, Œdipe vainc le Sphinx non pas par la force ou la violence, comme d’autres héros antiques tels que Thésée, Persée ou Hercule par exemple : il use de son intelligence et triomphe par sa subtilité d’esprit. Ces deux tableaux sont, de fait, les plus fidèles au mythe, et au vase de céramique antique. Ce dernier présente un héros à l’écoute et calme, jambes croisées, en pleine réflexion. Le Sphinx paraît supérieur, monté sur une colonne, mais la sérénité d’Oedipe atteste de l’avantage qu’a ce dernier. Il connaît la réponse, ou du moins, ne laisse pas paraître sa peur de l’ignorance. Chez Fabre, on voit qu’Oedipe cherche à argumenter, démontrer, de par son jeu de mains, sa gestuelle, que l’on retrouve chez Ingres. Il montre trois doigts, desquels l’on peut comprendre qu’il résout la fameuse énigme exposée ci dessus et dont Cocteau nous révèle la réponse dans La Machine Infernale :
« ŒDIPE : L’homme parbleu ! qui se traîne à quatre pattes lorsqu’il est petit, qui marche sur deux pattes lorsqu’il est grand et qui, lorsqu’il est vieux, s’aide avec la troisième patte d’un bâton. »
Oedipe évoque donc ici la vieillesse humaine. De plus, la distance qui le sépare de la créature connote une méfiance, contrairement à l’Oedipe envoûté et insoucieux présent dans l’œuvre de Point, ou de Moreau. De même chez Ingres, où Oedipe, courbé, le coude appuyé sur le genou, apporte sa réponse à un Sphinx qui semble tout ouïe. Il est en pleine lumière et au centre du tableau, quand le Sphinx est à demi tapi dans l’ombre : de là, on comprend qu’il a vaincu par son intelligence. Cette victoire est ainsi résumée par Voltaire dans sa pièce éponyme :
« Œdipe [...] vit ce monstre affreux, l’entendit, et fut roi.Il vit, il règne encor. »,
où le verbe « entendre » signifie « comprendre ».
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Dernière mise à jour : lundi 24 janvier 2022