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Publié : 17 novembre 2016
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And the winners are...

 Pendant la semaine qui précède la cérémonie de remise du Prix George Sand à Nohant, en avant-première, rien que pour vous, chaque jour, un des textes primés...

Premier Prix Lycée Général, ANSELM
Grace Baron, élève de seconde au lycée François Rabelais, Chinon

L’animal était assis, là, sur le rebord intérieur de la fenêtre, regardant le paysage. La fenêtre sur laquelle il était assis était celle de la cuisine d’une petite maison aux peintures écaillées et aux meubles en bois que l’usage répété pendant de nombreuses années avait patiné. Située en haut d’une colline, la maisonnette se trouvait en lisière d’une forêt abritant des animaux tous plus sauvages les uns que les autres. En face de la fenêtre se trouvait une armoire remplie de bocaux de nourriture et d’herbes aromatiques en tous genres qui ne fermait plus depuis longtemps. Une étagère, posée près de l’armoire, contenait quelques éléments de vaisselle, ainsi que des torchons et des serviettes largement dépareillés. Contre le mur adjacent, un évier et un égouttoir. En face de l’évier, dans le coin du mur, une petite table ployait sous le poids de boîtes de conserves. Un réfrigérateur et une cuisinière à bois occupaient le reste du mur, et la pièce était éclairée par une ampoule dénudée, accrochée au centre du plafond, juste au-dessus d’une table rectangulaire et de deux chaises en bois.
 A droite de l’armoire, une porte menait à un salon étonnamment confortable avec un canapé encadré de deux fauteuils surmontés de plusieurs couvertures. Un tapis usé jusqu’à la corde trônait au centre de la pièce, dépourvue de télévision, dont deux murs étaient recouverts d’ouvrages entassés dans des bibliothèques hors d’âge.
 Encore une porte, menant dans une chambre, cette fois-ci. Simplement meublée, la pièce ne contenait qu’un lit, une table de nuit et une commode. Encore une fois, tous les meubles étaient en bois.
 Depuis la fenêtre de la cuisine, l’animal, ou plus exactement le chat gris, voyait un paysage tout en nuances de blanc et de gris. La neige recouvrait tout, étouffant les sons et les odeurs, engourdissant les sens. De temps en temps, une bourrasque de vent faisait tomber quelques flocons des branches ou du toit de la maison. Dans ces moments, le chat sentait le froid s’infiltrer entre les carreaux, et il frissonnait. Le plus souvent, personne ne passait sur la petite route en contrebas de la colline et ce, pendant plusieurs jours. Aujourd’hui, le trafic était inexistant, et le chat s’ennuyait presque. Avec un peu de chance, le facteur passerait dans l’après-midi, et il pourrait descendre et braver la neige pour lui rendre visite. Le facteur ne passait pas tous les jours dans ce coin reculé, et quand il arrivait, il fallait saisir l’occasion.
 La charpente craqua sous l’effet combiné du poids de la neige et d’une bourrasque de vent particulièrement violente, et le chat songea à aller se réfugier sous le canapé avant de se rappeler qu’il était tapissé de poussière, ce dessous de canapé.
 Il entendit quelque chose gratter à la porte. Celle du cellier, peut-être. Instinctivement, il tendit l’oreille. Une irrésistible envie de savoir qui, ou quoi avait provoqué le bruit le démangeait horriblement. Il ne résista pas plus longtemps et sauta du rebord de la fenêtre sur le sol de la cuisine. Le bruit recommença une fois, ce qui lui permit de localiser sa source, c’est-à-dire le cellier, et non sa porte. Si le bruit ne venait pas d’un frottement sur la porte, il venait sûrement d’un frottement sur le plancher - en bois, évidemment - du cellier.
 Il marcha d’un pas furtif, typique d’un félin, ne trahissant sa présence à d’éventuels intrus sous aucun prétexte. Sortant de la cuisine, il traversa le salon et bifurqua sur la gauche parce qu’il ne voulait pas se rendre dans la chambre à coucher. Il arriva dans un couloir à la peinture vert pomme défraichie et aux murs couverts de portraits en noir et blanc. Les personnes représentées dans ce couloir avaient tout pour lui plaire : elles étaient sereines, et surtout, ne pouvaient pas venir lui empoisonner la vie en mettant sa maison sens dessus dessous. Le couloir desservant le cellier, la salle de bain et un jardinet, qui n’était visible qu’en été, était sombre, l’ampoule grillée depuis plus d’un mois. La porte du cellier, entre la porte de la salle de bain et celle du jardinet.
Entrouverte sur une profonde obscurité, elle semblait étendre des filaments de noirceur vers le chat, l’attirant en son sein telle une mélodie envoûtante.
 Une patte après l’autre, s’approchant d’un bruit désormais inaudible, même pour une oreille de chat, sans pouvoir s’arrêter, l’animal avançait. Pourquoi cette porte était-elle ouverte, alors qu’elle ne l’était jamais ? Plus un son ne s’échappait de la pièce, toujours aussi sombre. Le chat passa une tête hésitante dans l’embrasure de la porte, méfiant, puis se décida à entrer. Deux marches en pierre, puis le sol. Un plancher qui sentait le renfermé, une table sur la droite, des casiers à bouteilles derrière la table, et quelques bouteilles en verre couvertes de poussière dans les casiers. A gauche, des étagères remplies de bocaux de nourriture, des cartons de vieux livres, et quelques babioles non identifiables ainsi que des dizaines de bougies. Une petite chaudière, accolée au mur du fond, qui était en pierre. Une étrange odeur flottait dans l’air, une odeur entêtante, inconnue.
 Debout sur le sol, le chat regardait partout. L’animal pouvant voir dans le noir, il ne remarqua rien de spécial dans la pièce. Odeur entêtante. Un nouveau bruit, plus clair, plus cristallin, comme une cloche qui tinte, puis plus rien. Le son résonna longtemps dans les oreilles du chat, l’étourdissant à moitié. Odeur entêtante qui empire, impossible de la décrire. L’odeur est un nuage qui prend forme, entoure l’animal, le caresse, lui parle et le charme. Elle l’entraîne, tourbillonne, aiguise ses sens, les engourdit.
 Une goutte lui tomba sur le dos. Il pleut dans la maison ? Non, ce n’est pas de la pluie, c’est plus chaud, presque bouillant, en fait. Il leva la tête, scrutant le plafond d’un œil interrogateur. Rien ne s’y trouvait, mais les gouttes continuaient de tomber. Enervé, il se cacha sous la table, pensant se protéger, en vain. L’odeur, de plus en plus forte, les gouttes bouillantes lui tombant sur le dos, il aurait voulu ressortir de cet endroit et aller se réfugier dans l’endroit de la maison le plus éloigné de cette pièce. Chaque fois qu’il tentait de sortir, quelque chose l’en empêchait, comme si c’était l’odeur qui le retenait. Plus il s’approchait de la porte, plus il semblait être attiré loin de la porte. Que se passe-t-il ?
 Il se met à courir dans la pièce, paniqué, évitant toutes les gouttes qu’il peut. Le bruit cristallin revient, se prolonge, se prolonge encore et encore, jusqu’à remplir chaque interstice, chaque centimètre du cellier. Panique totale. Envie - non, besoin – de s’échapper. Impossible de bouger, même une oreille. La panique laisse place à la terreur, une terreur qui le frappe en pleine poitrine puis se répand dans tout son corps, se répand dans ses vaisseaux sanguins, les contracte, accélère son rythme cardiaque. Plus rien d’autre que le fait de s’enfuir n’a de sens à partir de cet instant.
 Ses membres refusent de lui obéir, malgré toute la volonté qu’il y met. Il a l’impression de tomber dans un puits sans fond, tourbillon infini. Il ne sait plus exactement où il se trouve dans le cellier, ni même s’il est bien dans le cellier. La volonté de sortir d’ici occupe tout son esprit, tout son corps, toute la pièce, sans pour autant vaincre ce qui le retient et qui l’empêche de bouger. Il sent une présence inconnue, et tous ses muscles se bandent instinctivement, dans l’espoir de le faire bouger, mais il n’en est rien. Qui est là ? Je ne vous connais pas, pourquoi êtes-vous là ? Ne me touchez pas ! L’animal feule, il a l’impression d’être manipulé comme une vulgaire peluche, ce qui lui déplait beaucoup. Les mains qui semblent le toucher ont des mouvements bourrus, secs et à la fois très précis. Elles lui palpent les pattes, testent leurs articulations malgré les énergiques protestations de l’animal, lui relèvent les babines. Il feule encore et encore mais cela ne fait que stopper les manipulations pour une ou deux secondes, puis elles recommencent, impitoyables. Un instant, il croit voir une silhouette déchirer le noir. Ses contours sont flous, et elle n’est même pas complète : seules ses épaules et sa tête sont visibles.
 De longs cheveux châtain, lisses. Un visage difficile à discerner, impossible de savoir l’âge de cette personne, qui était une femme, vu la carrure de ses épaules. Pourquoi le chat ne la voyait-il pas ? Et pourquoi son maître ne rentrait-il pas ? Avait-il un maître ou une maîtresse ? Sa mémoire avait failli, tout ce qu’il avait pu voir ou entendre au cours de sa vie se mélangeait dans son esprit. Une vague de froid s’empara de lui, et les gouttes s’arrêtèrent de tomber de nulle part. Il put enfin esquisser un mouvement, puis deux. Il reprit, petit à petit, le contrôle de son corps, l’adrénaline se dissipa de son corps, le laissant pantelant. L’odeur, quant à elle, ne se dissipa pas mais redoubla d’intensité, quand bien même que cela fusse encore possible. Ses sens reprirent du service un à un, toujours sous les étranges manipulations de la femme, qui ne sembla pas s’en rendre compte. Il essaya de l’attraper à l’aveugle quand elle le manipulait et ce, plusieurs fois, mais rien n’y faisait, elle était intouchable, et il était impuissant.
 Il bougea, se mit à courir dans la pièce, cherchant désespérément la porte qui ne se présentait jamais à lui, se cogna contre l’un des pieds de la table. Elle n’est pas censée se trouver contre un mur, cette table ? Le choc l’étourdit, mais il ne s’arrêta pas. Il courut, il courut désespérément et, quand il comprit qu’il n’avait aucune chance d’atteindre la porte, il chercha une cachette décente où il pourrait échapper aux manipulations de la femme - était-ce bien une femme, au moins ? Quelque part sous les étagères, il se souvint qu’un carton de livres n’était pas très plein. Il continua de courir, se prenant les pattes dans ce qui devait être une corde trainant sur le sol. Une corde ? Quand il aperçut enfin le carton, qui devait se trouver à une cinquantaine de centimètres de lui, il se précipita à l’intérieur. Il n’y avait pas beaucoup de place dans le carton, juste assez pour s’y glisser et se tasser contre l’un des coins. Il fit tout ce qu’il put pour éviter les mains qui semblaient passer au travers du carton. Il essaya de se glisser sous un des livres, en vain. Les manipulations bourrues de la femme recommencèrent, le chat essaya de lui mordre les mains. Sa mâchoire buta sur quelque chose de dur, et il cru l’avoir enfin attrapée. Il avait mordu le coin d’un livre.
 Résigné, il finit par arrêter de lutter contre les manipulations. Il détendit doucement les muscles de son corps et, quand ils le furent tous, les manipulations s’arrêtèrent. Quoi ? La chaleur revint dans son corps, l’odeur partit du cellier, le son retentit une dernière fois, tout aussi cristallin, et il entrevit un léger filet de lumière, sur sa gauche. A gauche ? Elle n’était pas censée être à droite, la porte du cellier, quand on était au niveau des cartons ? Il embrassa la pièce de son regard interrogateur, ne reconnaissant plus la place des choses. Les casiers à bouteilles, contre le mur du fond, les étagères avec les bocaux et les cartons de livres, à droite en entrant. La chaudière, à gauche en entrant. La table en bois, au milieu de la pièce, une petite assiette creuse posée dessus. Il ne put pas résister à l’envie d’aller voir si elle contenait quelque chose, elle n’était pas là quand il est entré. Sautant sur la table, il s’en approcha prudemment. La petite assiette contenait un liquide blanc. Du lait, l’assiette était remplie de lait. Pourquoi il y avait-il une assiette creuse remplie de lait dans le milieu du cellier qui, soit dit en passant, avait été complètement réaménagé après que des gouttes d’un liquide inconnu – et brûlant ! - soient tombées de nulle part, qu’une odeur aussi entêtante qu’inconnue ait pris possession des lieux et qu’un chat ait été brutalement manipulé par une femme invisible ? Le lait semblait frais, selon son odeur. Encore une fois, la tentation l’emporta sur le reste. L’animal lapa un peu du liquide, il était bien frais, délicieux, même. N’y résistant plus, il lapa tout le reste de la gamelle d’une seule traite.
 Il leva la tête, tout tournait autour de lui. Il eut l’impression que le cellier était de nouveau en plein réaménagement, que tout était en suspension dans l’air et tournait autour de lui à une vitesse folle. D’abord, il ne vit plus rien, puis il n’entendit plus rien. Il ferma les yeux, en proie à une violente envie de dormir, et sombra dans un sommeil profond.
 Rien n’avait changé quand il s’éveilla doucement sur le rebord intérieur de la fenêtre de la petite cuisine, chaque meuble, chaque élément de la pièce était exactement à la même place que lorsqu’il s’était endormi, quelques minutes plus tôt, au même endroit. Il avait fait ce rêve très étrange qu’il faisait très souvent, et s’était réveillé au même moment qu’à chaque fois, c’est-à-dire au moment où il s’endormait dans le rêve. Il y eut un gros coup de vent, un courant d’air glacé s’infiltra sous la fenêtre, finissant de réveiller l’animal. Il était encore légèrement étourdi au souvenir du rêve, et certains contours lui semblaient flous. Cela arrivait à chaque fois qu’il se réveillait de ce rêve.
 Il eut faim, regarda dans la pièce : aucune gamelle ou aucun reste de nourriture n’était sorti. Tant pis, son estomac devrait attendre quelques heures avant d’être rassasié. Il gargouilla. L’animal regarda au loin, dans la campagne finlandaise recouverte d’un épais manteau neigeux. De son poste d’observation sur la colline, il voyait une petite route, en contrebas, derrière le muret de pierres séparant la propriété de la chaussée, dont les quelques passages de voitures avaient laissé des traces verglacées. De l’autre côté de la route, il n’y avait rien, ou presque. Seulement deux collines lointaines et quelques arbres solitaires au milieu des champs cassaient l’uniformité du paysage. A l’abri de son champ de vision, derrière la maison et son jardinet, se trouvait une forêt, plutôt petite, abritant entre autres des gloutons. Tout était recouvert d’une neige qui continuait à tomber abondamment du ciel, qui devenait de plus en plus menaçant. Une tempête se préparait, et elle arriverait sûrement avant la fin de la journée.
 De temps en temps, le chat voyait un petit animal traverser le paysage de part en part, en courant ou en volant. Dans ces moments, il avait envie de le traquer jusqu’à le rattraper et en faire son repas, puis il se rappelait qu’il était bien nourri et au chaud - à l’abri du froid, du moins - dans cette maison. Le plus souvent, il voyait un écureuil passer. Outre l’envie de les chasser, il appréciait ces petits animaux qu’il trouvait particulièrement élégants et futés. Pas autant que lui, mais élégants et futés quand même. S’il avait été humain, on aurait dit de lui qu’il était beau, calme et réfléchi, intelligent mais légèrement prétentieux, comme tous les chats. Il passait la plupart de ses journées assis ici, sur ce rebord de fenêtre, observant le paysage et commentant intérieurement tout ce qui se passait dans son champ de vision. "La voiture là, qui passe, elle est drôlement cabossée. Il est gros, lui, pour un écureuil. Il est en retard le facteur aujourd’hui ; quand va-t-il enfin arriver ?" Quelques fois, il restait sur le rebord de la fenêtre pour faire la sieste, involontairement ou non. D’autres fois, il décidait d’aller se reposer sur le canapé, même s’il préférait largement dormir sur son rebord de fenêtre. Il y avait passé tellement de temps que le bois était plus clair, et légèrement courbé, là où il avait l’habitude de s’asseoir. Depuis combien de temps vivait-il dans cette maison ? Il ne savait pas exactement, sa notion du temps avait toujours été anormalement défaillante. Trois ou quatre ans, peut-être.
 Ses pensées divaguèrent. Il se souvint de la première fois où il était entré dans la maison. Les peintures des pièces étaient les mêmes qu’aujourd’hui, quoique peut-être moins écaillées, et les fenêtres étaient, quant à elles, les mêmes depuis tout ce temps. L’organisation des pièces n’avait pas changé, seuls les sols de certaines pièces avaient eu droit à un renouveau. La moquette de la chambre, celle du salon et le carrelage de la salle de bain avaient été changés, et presque rien d’autre dans la maison n’avait été touché. La porte d’entrée et celle menant au jardinet avaient été rénovées pour éviter de laisser passer le froid. Les fenêtres n’avaient pas été touchées car le propriétaire avait jugé qu’elles isolaient encore assez, mais le chat pensait qu’il était grand temps de les changer. A quoi bon chauffer la maison quand la moitié de l’énergie produite est perdue ? La maison était reliée à l’eau courante, dont le réseau d’adduction devait être parfaitement isolé pour ne pas geler en période d’hiver.
L’habitation était censée être reliée au réseau électrique mais, les coupures étant plus que fréquentes, il fallait plus compter sur les bougies que sur les ampoules pour fournir de la lumière.
 A première vue, le chat avait détesté cette maison. Au fil du temps, il s’y était habitué, et avait même fini par en apprécier certains aspects – comme ce rebord de fenêtre, le couloir ou encore le jardinet, en été seulement. S’il avait eu à choisir une saison préférée, ç’aurait sûrement été l’été. L’hiver, le temps était trop froid pour sortir, et limite trop froid à l’intérieur de la maison. L’automne était tout à fait déprimant, avec son fond d’air frais et ses feuilles qui tombent, rentrant dans la maison à chaque fois qu’on ouvrait la porte. Le printemps était tout juste supportable au niveau températures. L’été, la température était agréable, on pouvait sortir normalement. Il aimait chacune des saisons, mais préférait quand il pouvait sortir sans avoir froid.
 Il regardait dans le lointain. Il était en train d’observer un arbre, sur le flanc d’une colline. Il ne le voyait pas très bien à cause de toute la neige qui tombait, mais arrivait à distinguer les plus grosses branches et la neige se trouvant dessus. Une des branches bougea très légèrement. Il plissa les yeux, histoire de voir plus nettement ce qui se passait. Encore un écureuil. Le chat en aurait presque ri, s’il avait pu. Mais que se passe-t-il ? Quelle est cette chose passionnante qui fait bouger une branche d’arbre ? Le petit animal se promenait sur la branche, sûrement à la recherche d’une nourriture qu’il n’avait plus en réserve depuis longtemps, l’hiver ne voulant pas se terminer. Il se mit à courir en faisant de grands bonds, la neige lui brûlait sûrement les pattes. Quand il se déplaçait, de petits amas de neige tombaient de la branche. Pareil quand il s’ébrouait. Il sauta de branches en branches de plus en plus rapidement. Le froid allait avoir raison de lui s’il restait trop longtemps aussi exposé. Sautant dans un trou à l’intérieur de l’arbre, il en ressortit quelques secondes plus tard, les abajoues remplies de ce qui devait être une nourriture providentielle.
 L’animation dans le paysage finie, le chat replongea dans ses pensées. Dans combien de temps les traces de l’écureuil seraient-elle entièrement recouvertes par la neige ? J’ai faim. On mange quand, déjà ? Ah ! Une voiture ! Un 4x4 passa dans la campagne, le bruit de son moteur déchirant le calme ambiant. Le son de la radio semblait avoir été poussé à son maximum. Il était entièrement noir, et cela tranchait largement avec le paysage. Le chat décida de ne pas aimer ce véhicule, qu’il trouva trop tape-à-l’œil et bruyant.
 Il failli se rendormir, mais un courant d’air glacial le ramena à la raison, il replongea aussitôt dans ses pensées. 
 J’ai faim. Il fait froid.
La charpente émit un craquement sinistre. Le poids de la neige. Pourvu qu’elle ne fasse que craquer, il ne faudrait pas que le toit s’écroule. Le coup de vent qui avait fait craquer la charpente débarrassa "l’arbre à l’écureuil" d’une grande partie de sa neige. Le chat trouva le spectacle très joli, avec ses flocons qui ne tombaient pas du ciel mais d’une branche, et qui étaient largement transportés par le vent avant de se déposer plus loin, sur d’autres flocons de neige.
 Il entendit, au loin, une voiture arriver. Au son, ce devait être tout le contraire du 4x4 qui était passé tout à l’heure. Il attendit, la voiture mit ce qui sembla être une éternité à l’animal pour daigner entrer dans son champ de vision. Une vague de satisfaction s’empara du chat, qui avait vu juste sur le gabarit de la voiture. Elle était petite, le genre de voiture trop grande pour être considérée comme une voiture sans permis, mais trop petite pour passer pour une vraie voiture.
Rouge foncé, comme une goute de sang se déplaçant sur la neige. Elle était encore loin quand le chat put distinguer qui conduisait ce véhicule.
Une jeune femme était au volant. Brune, trente ans, tout au plus. Elle semblait paisible, jetant de temps en temps des regards dans le rétroviseur intérieur. La neige blanche, pure ; la voiture, rouge comme le sang ; la jeune femme aux cheveux bruns. Une pensée lui traversa l’esprit, sans qu’il réussisse à la saisir. A quoi correspondaient ces trois couleurs ? On racontait quelque chose, à partir de l’association de ces trois couleurs. Cela frustra le chat, de ne pas réussir à se rappeler à quoi elles étaient rattachées. Il était plus que certain que quelque chose se disait sur ces couleurs. Il sentit qu’il ne pourrait pas résoudre cette énigme, il lui manquait des parcelles de souvenirs, et décida de laisser tomber.
 Cela lui arrivait, quelques fois, quand il était assis sur le rebord de la fenêtre, de ne pas retrouver une chose qui lui aurait sauté aux yeux dans une autre situation. C’était ce qui frustrait le plus l’animal.
 La voiture arrivait doucement, la conductrice faisait attention aux éventuelles plaques de verglas. Elle avait raison, certains endroits de la chaussée étaient traitres. Il ne fallait pas qu’elle perde le contrôle de son véhicule, sous peine de percuter le muret. Le chat l’observait tranquillement quand ce qu’il craignait se réalisa. A la limite de la propriété, la voiture dérapa sur une plaque de verglas, chassa de l’arrière, fit un tête-à-queue, la roue arrière gauche percuta l’angle du muret, le pneu éclata, l’aile arrière se froissa dans un grand bruit de tôles. Aucune vitre n’avait été brisée dans l’accident, mais la tête de la conductrice avait violement cogné dans la vitre. Elle était encore consciente. Sonnée, mais consciente. Elle jeta un regard dans le rétroviseur arrière. Un regard inquiet qui disparu quand elle eut regardé. Elle essaya de descendre de la voiture, mais la neige accumulée sur le côté de la route l’en empêcha. Elle décida de faire avancer le véhicule pour en sortir. La voiturette répondit au coup d’accélérateur et s’avança tant bien que mal jusqu’au milieu de la chaussée.
 Cet incident avait attiré l’attention du chat, qui observait désormais attentivement les faits et gestes de la malheureuse conductrice. C’était la première fois qu’il voyait une voiture déraper devant chez lui avec une telle force. Habituellement, la voiture ou le camion dérapait, s’arrêtait sur le bas-côté et finissait par repartir. Tôt ou tard, mais le véhicule repartait toujours. Une fois, le facteur avait glissé et fait un tête-à-queue presque complet. Il était resté là, dans sa voiture pendant plusieurs minutes, à attendre, puis avait décidé de sortir de sa voiture. Il avait gravi la colline le séparant de la maison en tremblant et avait demandé un verre d’eau dans la maison. La jeune femme, elle, risquait de mettre beaucoup plus de temps à repartir que le facteur. Le chat se demanda combien de temps elle mettrait. Une demi-heure ? Une heure ? Vu sa silhouette frêle et sa capacité à marcher sur la neige – la jeune femme dérapait constamment – il pencha pour une heure.
 Le vent faiblissait, et le chat se dit que c’était une aubaine pour la femme, qui était debout à côté de sa voiture et la regardait d’un air désespéré. Elle lui aurait presque fait pitié, elle semblait au bord des larmes. Le chat eut froid, et se demanda à quel point la jeune femme avait froid elle aussi. Comment s’appelle-t-elle ? A-t-elle un téléphone portable qu’elle va bientôt sortir pour appeler à l’aide ? Visiblement, elle n’en avait pas puisqu’elle chercha sous la voiture, sûrement en quête d’une roue de secours. Pourvu qu’elle n’ait besoin que d’une roue de secours, que la voiture n’ait pas subi de dégâts plus graves.
 Le chat se surprit à être préoccupé par le sort de la femme, qui continuait de tourner autour de sa voiture en quête d’une roue de secours. Elle ne semblait pas avoir cette voiture depuis longtemps. Dommage, elle était déjà cassée. La femme eut l’idée de regarder dans son coffre.
Elle ouvrit le haillon du coffre et le chat remarqua qu’il était plein à craquer de ce qui devait être les commissions de la semaine, ou celles du mois. Un paquet de couches pour bébé en tomba, expliquant les regards réguliers de la femme vers la banquette arrière et sa manie de fermer toutes les portes quand elle entrait ou sortait de la voiture. Elle était accompagnée d’un enfant, d’un nourrisson, même, et il ne fallait pas qu’il prenne froid.
 Elle fouilla dans le coffre, essaya de soulever le tapis du sol sans même ramasser les commissions qui tombaient les unes après les autres. Elle se releva brusquement et courut vers l’habitacle. Elle dérapa d’un bon mètre juste avant d’y arriver et tomba lourdement sur le côté dans la neige. Heureusement qu’on avait eu plusieurs dizaines de centimètres de neige ces derniers jours, elle aurait pu se casser un os ! La jeune femme se releva péniblement et ouvrit la porte arrière gauche, juste à côté de l’endroit où la voiture avait reçu le choc. Le chat la vit prendre une couverture et la poser sur un siège enfant qu’il n’avait pas eu le loisir de remarquer avant, puis repartir en boitant vers son coffre de voiture. Elle avait dû se faire mal à la hanche ou au genou.
 Qu’aurait-il fait s’il avait été à la place de cette jeune femme à l’air désespéré qui avait eu un accident juste en bas de chez lui ? Le chat essaya de l’imaginer, de s’imaginer à la place de la femme. Aurait-il changé sa roue lui-même ou serait-il aller demander de l’aide aux éventuelles personnes habitant sur la colline ? Il aurait sûrement eu besoin d’aide pour surveiller l’enfant et le mettre à l’abri pendant qu’il changeait sa roue. Pourquoi la femme n’était pas montée demander de l’aide ? Il pensa qu’elle n’avait pas vu la maison, puis se dit que c’était stupide puisqu’elle devait se douter que le muret entourait une maison. Elle n’avait peut-être pas voulu déranger, ou elle s’était dit que personne n’y habitait, toutes les lumières étant éteintes. Elle était seule reculée, et personne aux alentours ne pouvait lui venir en aide. Ils étaient seuls au monde, elle et son enfant. En désespoir de cause, elle entreprit de vider entièrement son coffre de voiture dans l’habitacle. La roue de secours devait être dans le coffre, et elle l’avait trouvée.
 Elle faisait de prudents allers-retours, ne prenant que deux ou trois articles à la fois. Elle boitait toujours, ce handicap rendant les trajets tous plus lents les uns que les autres. Elle ramassait les articles qu’elle avait fait tomber en fouillant dans le coffre, et était obligée de laisser le haillon du coffre ouvert. Le bébé devait avoir froid, le chat vit qu’il pleurait, et il pouvait presque entendre ses cris plaintifs. Sa mère se dépêcha de vider le coffre, consolant le bébé à chaque aller-retour, mais le coffre ne semblait jamais être de plus en plus vide. Le chat dû revoir à la hausse ses estimations de temps sur le départ de la jeune femme et de son enfant. Une heure et demi ? Deux heures ? Le vent reprit en intensité, les flocons se mirent à tomber de plus belle, la charpente de la maison craqua, la femme tomba de nouveau. Le chat oublia l’inquiétude causée par les craquements de la charpente, il regardait la femme. Elle avait beaucoup de mal à se relever, et une bouteille de jus d’orange s’était cassée pendant sa chute. Une de ses mains saignait. Quelques gouttes d’un liquide rouge foncé tombèrent sur la neige. Le chat se dit qu’il serait allé l’aider à se relever, s’il avait été un humain. La jeune femme était maintenant à quatre pattes sur le sol, et sa main saignait toujours. Le chat aurait voulu avoir mal pour elle, pour cette femme qui était désormais en sanglots au pied de sa maison.
 Secouer la tête, chasser le souvenir qui venait l’assaillir au moment de sortir de la maison. Elle me fait pitié. Je vais aller l’aider. Cheveux noirs. Neige blanche. Sang. Du sang qui coule sur la neige blanche. Blanche-neige. Il a retrouvé le fil de sa pensée, va aider cette femme et son enfant. Il attend que le souvenir désagréable du cellier hantant encore ses pensées sorte de son esprit, puis passe la porte, le bel homme aux cheveux gris et au regard interrogateur.