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Publié : 15 novembre 2014
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Palmarès du Prix George Sand : 6ème Accessit à Eva Jayet- Alaminos

Elève de Terminale S2 du Lycée George Sand LA CHATRE

"Personne"

    Le temps était loin d’être agréable. Le ciel était gris, un vent glacé soufflait et il bruinait, ce qui ne faisait rien pour arranger l’atmosphère déjà quelque peu lugubre des lieux. 

     Cela ne gênait visiblement pas la jeune fille qui attendait, appuyée contre le mur d’un des mausolées, les yeux fixés sur l’entrée du cimetière. Sa présence, plutôt étonnante, n’en était pas moins discrète : elle se taisait et ne bougeait pas, sentinelle immobile qu’on aurait pu croire fusionnée à la pierre sombre. Toutefois, il était difficile de la manquer : tache claire sur l’obscur monument, elle était très pâle, avec des yeux si clairs qu’il était difficile de les regarder sans en éprouver un certain malaise, vêtue d’une robe blanche et simple, qui aurait peut-être été belle si elle n’avait pas été déchirée et souillée. Mais l’adolescente était surtout si fine qu’elle en semblait presque transparente. Un observateur extérieur aurait pu jurer qu’elle n’était autre qu’un fantôme, une Dame Blanche venue hanter les lieux ou rendre visite à ses confrères défunts.

    Celle qui entra dans le cimetière, elle, savait que ce n’était pas le cas. En la voyant arriver, l’autre s’écarta du mausolée, rompant le contact presque à regret, et s’avança lentement vers celle venue la rejoindre. En voyant cela, cette dernière sourit.

     La visiteuse avait plus ou moins le même âge que la première jeune fille, et c’était là leur seul point commun. Elle paraissait bien moins fantomatique, plus grande, plus réelle, plus rattachée au monde des vivants. Ses yeux remplis de curiosité étaient couleur onyx, tout comme la robe qu’elle portait. Cette robe, sans être pour autant ostentatoire, était un peu plus ornée que celle du spectre à visage humain. On n’aurait pu le deviner simplement en la regardant, mais cette demoiselle n’avait pas l’habitude de porter ce genre de vêtement, et se demandait pourquoi elle devait le faire en cette occasion. Bien que peu habituée aux cimetières, elle se doutait que les morts ne risquaient pas de se vexer d’un choix un peu plus habituel pour elle.
   – Bonjour, la salua la première d’un ton neutre.
Le sourire de l’autre s’élargit. Son interlocutrice avait beau ne montrer aucun enthousiasme, elle était heureuse de cette rencontre. Cela faisait même un bon moment qu’elle en rêvait. Et comme dans ses songes, il n’y avait pas de présentation. Il n’y en avait pas réellement besoin, car bien qu’elles ne se soient jamais vues auparavant, elles se connaissaient depuis des années.
   – Bonjour. Contente de te voir.
Cette simple phrase suffit à faire apparaître un vague rictus sur les lèvres très claires de la fille en blanc, réaction qui ne manque pas de désarçonner un peu son vis-à-vis.
   – Je te dirais bien que je le suis moi aussi, mais comme tu le sais, je n’aime pas mentir.
Si le ton était toujours neutre, il s’était paré d’une légère nuance d’hostilité. La plus grande des deux, perturbée, commença à se poser des questions. Ce n’était pas ce à quoi elle s’attendait. Elle n’aurait pas dû agir de cette façon.
   – Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit-elle immédiatement.
Le rictus disparut, remplacé par un visage inexpressif. Un masque de chair.
   – Pourquoi est-ce que je te le dirais ? Tu sais toujours tout, de toute façon. Sauf quand tu décides de l’ignorer.

   La dernière arrivée ne sut quoi répondre à cette accusation qui, elle le savait, était fondée. Mais les yeux trop durs attiraient son regard, et, incapable de s’en détacher, elle ne put faire autrement qu’y constater une infime pointe de douleur.

    À peine eut-elle remarqué cela que la jeune fille aux yeux sombres sentit son cœur se fendre. L’autre pouvait la détester autant qu’elle le voulait, voire même la haïr, mais elle-même s’y était attachée, au point que la voir dans un état pareil la tourmentait, lui laissant un poids sur le cœur et un goût amer dans la bouche. Seulement, son rôle lui imposait de ne pas trop le montrer. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était lui offrir quelques mots pour refermer temporairement ses plaies.
   – Je t’aime, souffla-t-elle doucement.
La première émit un son étranglé, à mi chemin entre le rire et le sanglot, et son expression, loin de se relâcher un peu comme s’y attendait celle qui lui faisait face, ne changea pas d’un pouce. En revanche, la lueur de souffrance quasi imperceptible dans les orbes décolorés, elle, se fit plus visible, à la grande surprise de celle qui venait de faire cette modeste déclaration. Là encore, c’était anormal. L’entrevue ne se déroulait pas comme prévu.
    – Ça se voit, répliqua l’autre d’une voix suintante d’ironie. C’est ce que tu as dit aux autres avant moi ? Que tu les aimais ? Je sais que je ne suis pas la seule sur ta liste. Je ne suis certainement pas la première, et je ne serais probablement pas la dernière.
    
Une vague de panique s’abattit sur l’esprit de la visiteuse. Ça n’aurait jamais dû arriver. Elle n’aurait jamais dû savoir ce qui était arrivé aux autres. En fait, elle n’aurait même pas dû ne serait-ce qu’en avoir entendu parler.

    – Et puis, si tu m’aimais vraiment, pourquoi tu me ferais subir ça ? reprit-elle d’un ton soudain bien plus triste. Si tu me détestais, je comprendrais, mais là...
Elle laissa sa phrase en suspens, mais ses yeux parlèrent pour elle sous la forme de délicates perles salées. Et ses larmes plongèrent l’autre jeune fille dans un abîme de perplexité et de doute. Comment était-ce possible ? Elle aurait dû rougir, bafouiller, se troubler. Mais se mettre à pleurer ? Jamais. Quelque chose s’était détraqué. Les rouages délicats n’étaient plus à la bonne place, et l’ensemble commençait à se démanteler.
     – Tu ne t’en rends sûrement pas compte, mais tu es belle quand tu as mal, affirma l’adolescente à la robe de jais en tendant la main vers l’autre, effleurant une joue humide. Et les épreuves... quand tu les surmontes, tu brilles. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? 
     L
a plus fantomatique des deux hoqueta, mais se reprit rapidement et s’écarta, rejetant sèchement la main qui la frôlait comme s’il s’agissait d’une sorte d’insecte rosâtre géant. Son vis-à-vis dut se retenir : après ce qu’elle venait d’énoncer, elle ne pouvait décemment pas la prendre dans ses bras pour la consoler, même s’il lui était pénible de la voir souffrir. 

     – Tu vas me tuer pour me rendre intéressante ?
La jeune fille ferma les yeux un instant, respirant profondément. Quand elle les rouvrit, ses larmes étaient taries, mais ses yeux rouges attendrirent celle qui était en face d’elle. Cependant, cette dernière savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de le montrer.
     – Qui te dit que je te tuerai ? J’ai besoin de toi, moi aussi. Tu n’es rien sans moi, mais sans toi, je ne vaux pas grand-chose non plus, argua la deuxième.
L’argument ne tenait pas la route, et elle le savait parfaitement. C’était la première fille qui avait besoin de l’autre, l’inverse ne marchait pas. Du moins, pas de la même façon. Cela s’était vérifié à de nombreuses reprises, peut-être même suffisamment pour remplir l’endroit où elles se trouvaient, et il n’y avait encore jamais eu d’exception à la règle. 
     – Sans toi, je crève, et avec toi, quoi que tu en dises aujourd’hui, je crèverai aussi. Quelle belle alternative, laissa tomber la plus pâle.
     – Sans moi, tu meurs, et avec moi, personne ne sait ce qui pourrait se passer, la corrigea l’autre. Je n’ai pas tellement envie de te tuer, tu sais. 

    La demoiselle à la robe sombre prit soudainement conscience de ce qui l’entourait : les tombes s’écartaient, offrant deux allées opposées. Sans doute se rejoignaient-elles un peu plus loin, formant un seul et unique chemin qui devait entourer l’ensemble des sépultures. Elle s’était laissée emmener sans même s’en rendre compte. Ni son corps ni son esprit n’avaient été capables de s’arracher à l’étrange attraction de celle qu’elle venait rencontrer. 

   – Arrête de mentir, lui enjoignit son interlocutrice. Je sais comment ça va finir. – Je n’aime pas mentir, rétorqua-t-elle. Et tu sais, on change tous. Tu ne pourrais pas me faire confiance ?
Le geste suivant l’arrêta net : la Dame Blanche secoua la tête. Un geste définitif, qui prenait des allures de condamnation à mort. Non. Tout mais pas ça. Ce n’était pas possible. Elle ne pouvait pas... 
    – Crois-moi, j’aimerais en être capable, lui assura la jeune fille aux yeux clairs. Mais on vous connaît, toi et les tiens. Vous êtes tous pareils. Je n’ai pas envie de rejoindre les autres au cimetière. 

   La confrontée se sentit pâlir. Elle n’aimait pas qu’on mentionne ses activités, surtout pas dans ces termes-là. On aurait juré qu’elle n’était qu’un ignoble bourreau, alors que tout ce qu’elle voulait, c’était faire ressentir quelque chose à ceux qui découvraient ses œuvres. Ce n’était pas de sa faute si elle n’était pas très douée pour les choses joyeuses. 

    – Je pense que tout le monde ici a compris que tu n’es pas abonnée aux fins de conte de fées. Mais je suppose que comme d’habitude, tu as une bonne explication, railla la plus vindicative des deux filles. Vas-y, ne te gêne pas, raconte-moi n’importe quoi. Je suis impatiente d’entendre tes conneries. Pardon, tes belles paroles pleines de promesses que tu ne tiendras jamais.
     La deuxième adolescente tendit la main en direction de l’autre, mais renonça presque immédiatement. Trop tard. Elle n’avait plus le contrôle de la situation et il n’y avait plus rien à faire. C’était fini, tout simplement. Tout était fichu. Un véritable désastre. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’elle pourrait au moins sauver ce qui pouvait encore l’être une prochaine fois.

   – Alors ? insista la première, le regard glacé.
Quand l’autre rouvrit les yeux, le curseur clignotait tranquillement sur l’écran, au bout d’une maigre ligne de caractères qu’elle relut avec une moue peu satisfaite.
   – J’arrive vraiment à rien, en ce moment. Même quand j’essaye d’imaginer une nouvelle histoire, ça dérape. soupira-t-elle. 

    Rencontrer en rêve le personnage principal d’un de ses récits en cours ne la perturbait pas particulièrement. Que le dialogue parte dans une direction pour le moins imprévue non plus, au contraire. Non, ce qui la gênait, c’était l’étrange violence qui irradiait d’elle, une violence accompagnée de douleur et de tristesse. L’auteur en herbe n’aurait jamais imaginé qu’une de ses créations pouvait être aussi tourmentée. 

    – Du grand n’importe quoi, conclut-elle.
Peut-être était-ce un signe indiquant qu’il était temps de se consacrer à autre chose. La jeune fille s’étira. Ce petit intermède n’avait pas fait avancer ses projets d’un pouce, mais il ne serait pas inutile pour autant. Rien ne lui interdisait d’entamer un nouveau récit, après tout. Peut-être même que celui-là finirait bien.
Jetant un coup d’œil par la fenêtre toute proche, elle vit que la pluie s’était arrêtée, remplacée avantageusement par un soleil timide, pendant que le vent, lui, continuait à jouer avec les arbres. Elle pouvait presque entendre le doux bruissement des feuilles, et sentir sous ses pieds l’herbe encore humide. Avec un effort d’imagination, il était même possible de distinguer une minuscule dryade qui levait des yeux curieux vers la maison, à moitié cachée par une branche de l’arbre sur lequel elle s’était perchée.

   L’adolescente se remit à écrire en souriant doucement.