Vous êtes ici : Accueil > Archives du Blog > Vie culturelle du Lycée > Prix George Sand de la Nouvelle > Palmarès du Prix George Sand : prix spécial Seconde à Juliette ASQUIER (...)
Publié : 14 novembre 2014
Format PDF Enregistrer au format PDF

Palmarès du Prix George Sand : prix spécial Seconde à Juliette ASQUIER KHATI

Élève de la seconde 506 du Lycée Grandmont de Tours

"Témoin"

   Je suis arrivé il y a quelques heures, nous sommes les nouvelles recrues, les jeunes fraîchement débarqués. Je regarde autour de moi, je ne croise que des regards affolés, tristes. Nous sommes un petit groupe, une trentaine à être arrivés aujourd’hui, encore des enfants, de dix-neuf à vingt-six ans. Jusqu’à maintenant nous avions une vie tranquille, et comme la plupart de ceux qui sont partis à la guerre, une famille, une routine que dorénavant nous ne pourrons plus connaître. Et puis, la guerre a éclaté et fait de nous de misérables pions sur l’échiquier infâme qu’elle a constitué.

   Tout est calme, quand nous regardons les anciens, ils paraissent presque détendus. Nous, nous sommes regroupés comme des agneaux, les nouveaux ensembles. Et tout le monde attend, en tout cas a l’air d’attendre quelque chose. Mais quoi ? Qu’il y ait enfin un peu d’action ? Autrement dit une offensive ? Mes mains se crispent sur le fusil à baïonnette que l’on nous a donné. Je ne sais pas si je pourrai m’en servir, je ne sais pas si je pourrai tuer quelqu’un. Pourtant, c’est bien pour ça que je suis là, non ? Pour ça que nous sommes tous là, parce qu’enfoncer une baïonnette dans l’estomac de quelqu’un, ça résoudrait tous nos problèmes ! Et c’est ainsi que, regroupés dans des sortes de trous, oui, c’est le mot qui convient le mieux pour décrire l’endroit où on nous fait dormir, nous attendons en silence, chacun a trop peur de s’assoupir, mais la vérité, c’est que je pense que nous ne pourrions pas dormir. Et puis soudain, le bruit tant attendu retentit. Nous sortons tous des trous au son des fusils et des obus. Un soldat qui a l’air d’être là depuis longtemps et qui remarque mes mains tremblantes me dit : « Ne t’inquiète pas, c’est la première fois la plus dure, une fois que tu es baptisé, ça va ! » 

   Baptisé ? Il parle du baptême du feu, la première fois où l’on s’élance sous les obus pour aller affronter l’ennemi. C’est ce que je vais faire maintenant. Je passe les barbelés et ça y est, je suis sur le no man’s land, et lorsque je vois un ennemi en face de moi prêt à tirer, les sentiments qui m’avaient animé tout à l’heure ont disparu, j’arme et je tire, et c’est ainsi que je me transforme en bête. Je suis gonflé d’adrénaline et le seul sentiment que je ressens maintenant est le désir de sauver ma peau.

   Je suis ici depuis un peu plus d’un an. Assis sur ma couchette, je lis le journal des tranchées que les soldats qui sont ici depuis longtemps écrivent. Ils l’ont appelé « Le Poilu » et il raconte tout ce que les journaux censurent. Je l’ai eu par l’intermédiaire de Martin, un soldat de vingt ans, comme moi. C’est une personne très rusée, et qui est définitivement pour la guerre. Il faut le voir lorsqu’il s’élance dans le no man’s land pour tuer le plus d’Allemands possible, pour que la Terre en soit débarrassée et que nous vivions en paix, comme il dit. Enfin, il y a quelques mois, il s’est approché de moi et m’a dit, en sortant quelque chose de sa poche : « Antoine, regarde ce que je me suis procuré ! » Il m’a ensuite montré le journal, avec l’illustration d’une gueule cassée. J’ai remplacé l’écriture par la lecture pendant un certain temps, car les objets personnels se font rares ici et mon stylo a disparu un bon moment.

   Ayant fini de le lire, je repose le journal sur ma couchette et sors du trou. Nous sommes à une heure avancée du matin, il doit être au moins dix heures (je n’en suis pas sûr, je n’ai pas de montre). Pourtant, le ciel est sombre, noir, comme si le soleil avait oublié de se lever ce matin. Mais c’est toujours comme ça ici, le ciel reflète les jours sombres que nous vivons. Je regarde les lignes ennemies, elles sont calmes aujourd’hui. Le no man’s land est jonché des corps de ceux qui ont eu moins de chance que nous, de débris, de bâtiments et d’arbres pulvérisés après le passage d’un obus. Je vois Thomas, un ami, posté en faction aux barbelés.

   - Bonjour Antoine !
   - Bonjour Thomas ! Tout est tranquille pour le moment ?
Il jette un coup d’œil par-dessus les barbelés et me répond :
    - Pour le moment.
Je le regarde, c’est vrai que tout ne reste jamais longtemps calme ici.
Je poursuis donc ma route jusqu’à ce que j’aperçoive mon adjudant en train de parler avec des soldats. Je m’approche. Il me voit.
   - Bonjour camarade Davier !
   - Bonjour mon adjudant.
   - Tout est calme aujourd’hui hein ?
   - Oui.
J’hésite, il faut que je le lui demande. Il voit qu’il y a quelque chose et me dit :
    - Vous avez l’air préoccupé, Davier !
Je prends mon courage à deux mains et me lance.
    - Oui, à vrai dire ma famille me manque, monsieur, et j’aimerais obtenir une permission.
Il n’avait pas l’air de s’attendre à ça.
    - Je vais devoir demander à mes supérieurs.
Je le remercie et retourne à mon trou.

   J’ai tellement envie d’obtenir cette permission. Il faut que je l’obtienne. Je veux revoir ma famille : ma chère mère Marthe, ma tendre fiancée Mathilde, et mon petit frère Louis, qui doit avoir déjà six ans. Mais ce que je veux aussi, c’est ne serait-ce que pour un temps, ne plus partager mon lit avec les rats, ne plus vivre au milieu des corps suants de mes camarades et au son des canons.

   Au son des canons. Thomas avait raison. Je suis à peine entré depuis quelques minutes que l’orage éclate. Un orage de fusils, de cris d’hommes et de pluie d’obus. J’entends les officiers gueuler des ordres et je me précipite dehors, armé de mon fusil à baïonnette. Je franchis les barbelés aux côtés de Thomas et de Martin.

    Ah oui, quelque chose que j’ai omis de préciser : Thomas et moi avons été baptisés le même jour, et nous tâchons depuis lors de rester ensemble lors des offensives. Nous courons au milieu des cadavres des hommes qui viennent de tomber. Nous pataugeons dans la boue, dans les entrailles et les organes qui ont sauté de force du corps auquel ils appartenaient. Nous abattons sans pitié les hommes qui se trouvent à notre portée. Nous en avons l’habitude maintenant, de tuer des hommes. L’espace d’un instant, avant d’appuyer sur la gâchette, je croise les yeux d’un ennemi. J’y vois les mêmes sentiments que dans les miens. De la peur, de l’horreur, et ce qui nous emplit tous, de la bestialité. Celle qui augmente au fur et à mesure de nos passages sur le champ de bataille. Nous nous toisons du regard quelques secondes, et je tire. Il s’écroule. J’aperçois Martin couvert du sang d’un homme qu’il vient sûrement d’achever à la baïonnette. 

    Je ne peux pas. Je ne peux plus. Je vomis tout ce que j’ai mangé ce matin.

     Ils enlèvent le cadavre de Martin du no man’s land.

     Je me souviens tout à coup d’hier, du moment où mon ami, mon camarade est tombé. J’ai vu la lueur qui était dans ses yeux s’éteindre, ses genoux s’écraser au sol, une balle en pleine poitrine.
     Et je n’ai rien pu faire. Rien.

    Les soldats transportant son corps passent devant moi, et j’aperçois vaguement dans la pénombre un bras pâle, un visage au teint cireux. Je détourne les yeux. D’ordinaire la vision des cadavres qui passent ne me fait rien ressentir, mais là, à voir celui de Martin, les émotions me submergent.

    Je ne veux pas pleurer. Je ne dois pas pleurer. Je ne veux pas être faible.

    Quand j’ouvre les yeux ce matin-là, un sentiment de rage m’envahit. Ainsi, quand le son familier d’une attaque retentit, je bondis hors de ma couchette. Et une fois près de Thomas, ma rage s’amplifie, et rien n’existe plus au monde pour moi que la crosse de mon fusil à baïonnette. Du moins jusqu’au moment où l’obus passa, où je fus projeté violemment, et où une douleur atroce m’envahit quand l’impact expulsa d’un coup l’air de mes poumons. Je ne sais pas dire quel fut le moment le plus difficile, celui où le souffle de l’explosion me toucha ou celui où je heurtai le sol. Mes oreilles sifflèrent. Et mes mains. Je les regarde. Elles sont déchiquetées, du sang jaillit. Au moment où je tente de me lever, un horrible mal de tête me prend, je vacille et la dernière chose que je vois est une personne qui court vers moi. Puis je m’évanouis.

    Lorsque j’ouvre les yeux, je ne reconnais plus rien. Il y a des murs, des murs blancs. Et dans la pièce où je suis encore allongé, des lits, et sur chacun, un corps d’homme. D’instinct j’essaie de me relever, mais je ne peux pas. Mes mains sont bandées, et la douleur qui avait disparu me reprend. Je retiens un cri de douleur. Une femme vêtue d’une blouse blanche entre dans la pièce. C’est une infirmière. Je suis dans un hôpital. Elle s’approche de moi et prend dans ses mains un calepin posé sur la table d’à côté, elle l’examine. Puis m’examine moi du regard.

 

    - Vous sentez-vous bien monsieur ?
Elle a quelque chose dans le regard qui me dit qu’elle pose la question uniquement parce que les bonnes manières l’exigent. Pourtant, quand je lui réponds : « Oui, j’ai juste une douleur aux mains », la surprise se peint sur son visage. Je ne comprends pas pourquoi. Est-ce quelque chose d’anormal de ne pas souffrir dans un hôpital ? Et ses regards continuent de me fixer toute la journée, des regards compatissants, parfois étonnés. On me demande souvent si j’ai mal, et comme je réponds à chaque fois non, on me relance le regard que l’infirmière m’a jeté. On ne me regarde jamais dans les yeux. J’avoue que je ne comprends pas. 

    Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans cet hôpital, une semaine peut-être ? Je n’en sais rien. Comme je ne sais pas pourquoi on me met des bandages sur le haut de la tête comme sur les mains, qu’on me fait prendre plus d’anti-douleur qu’il ne le faudrait alors que je n’ai absolument rien. Enfin je crois. Mais il y a quelque chose qui m’a troublé, je l’avoue. Il y a quelques jours une femme venue visiter son mari a écarquillé les yeux quand elle m’a aperçu, a commencé à lever son bras vers moi puis s’est ravisée. Je veux savoir pourquoi elle se comporte comme ça. Je veux savoir pourquoi tout le monde me regarde de cette manière, si différemment d’autrefois, pourquoi, même Thomas, lorsqu’il est venu me voir, m’a regardé de cette manière. Ainsi, un soir où l’on nous apporte à manger, j’essaie d’apercevoir mon reflet dans une des vitres du couloir, par la porte entrouverte. Comme c’est trop loin, je me mets discrètement sur mes pieds pendant que l’infirmière s’occupe du lit d’en face. Et, tandis que, à travers la porte entrebâillée, j’aperçois mon reflet, les réponses s’imposent à mon esprit et je reste frappé de stupeur. Le bandage sur le crâne, la femme et sa stupéfaction, le comportement des autres envers moi. Je comprends tout. Je baisse les yeux et je rentre dans la chambre. Comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte plus tôt ? La femme n’a pas levé les yeux vers mon visage, elle a levé les yeux vers ce qui reste de mon visage. Je suis défiguré. Je suis une gueule cassée.