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Publié : 13 octobre 2013
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Les lauréats 2013 du prix George Sand de la Nouvelle : Paul Boiron, troisième prix

NOUVELLES TERRES

La mer, comme un miroir, reflétait mille éclats du soleil. Lentement, les vagues jouaient à enlacer les rochers gris posés sur le sable, inlassablement figés. Je trempais mes pieds nus dans l’eau, en fixant avec sévérité le bout de l’immensité sans fin. Le soleil se couchait. Dressé sur mes pieds, j’entrevoyais le haut de l’astre céleste en espérant qu’il m’éclaire l’autre côté du monde. Notre île, perdue au milieu de nulle part, n’avait jamais connu que nous. Nous en faisions le tour en un peu plus de quarante-huit heures de marche. Nous étions quelques tribus à nous la partager, toutes sous l’égide d’un grand chef, toujours aux côtés d’un petit être taciturne, aussi vieux que l’île. Il était le détenteur de la croyance qui gouvernait notre vie. Cette religion nous obligeait à promettre fidélité à notre terre mère. C’est pourquoi personne ne s’était écarté de cette île à part pour pêcher. Et personne n’était venu non plus, à part de lointains ancêtres. Une légende populaire racontait que deux habitants, alors pris pour des fous, avaient décidé de quitter l’île. Jamais on ne les avait revus. La nuit avait envahi l’île. Seuls quelques feux, ceux de mon village, rendaient vivant le coin perdu où quelques hommes tâchaient de survivre au cœur de l’océan. Je rentrai, morose, pris d’un mauvais pressentiment. Une pensée me troublait par ses conséquences inconnues. Au village, le mode de vie était d’un caractère primitif. Plusieurs feux extérieurs servaient à cuire les aliments et les villageois se réunissaient généralement pour dîner. Les maisons étaient construites en bois : une sorte de colle réalisée à partir d’une terre couleur ocre servait aux joints et donnait à ces habitations de belles couleurs orangées au crépuscule. Des pistes en terre reliaient les maisons entre elles et j’essayais de marcher en évitant les ruissellements d’eau verdâtre qui bordaient ces voies de circulation. Des flambeaux étaient intercalés et leurs flammes se balançaient lentement au gré des vents marins. Les habitants vivaient de pêche et de quelques misérables cultures en haut de l’île. À vingt ans, j’aidais mon père aux récoltes et aux différentes tâches collectives.

Le lendemain matin, confus, je me levai de bonne heure. Je montai rapidement en haut de l’île, pour voir les premières lueurs du jour. Le soleil réveillait la forêt vierge. Les fleurs s’ouvraient et laissaient apparaître mille couleurs différentes au milieu des chants des premiers oiseaux. Les abîmes bleus de la mer se creusaient à perte de vue. Du haut de l’île, on pouvait apercevoir toute la côte, et deviner chaque village. Mais la seule chose que je voulais voir restait ce que je n’avais jamais entrevu. De quoi était faite la partie de ce monde qui m’était inconnue ? Quelles autres îles comme la mienne pouvait-il y avoir et en quel nombre ? Pouvait-il exister d’autres peuples, plus ou moins avancés, qui se posaient la même question ? Je ne resterais pas à vivre là sur les traces de mes ancêtres, c’était décidé, je partirai, à n’importe quel prix…

Je demandai à réunir mon village à l’extérieur et présentai alors mon projet devant un demi-cercle d’oreilles impatientes. La surprise fut grande lorsqu’on apprit que l’idée de quitter l’île pouvait exister et qu’elle venait de moi. Les habitants restèrent dubitatifs quant au fait de quitter ce qu’ils prenaient pour un cadeau à honorer. Mais surtout, chacun était persuadé au plus profond de lui-même que nous ne trouverions rien mis à part la colère divine. Consterné par ces affirmations, je tentai de leur expliquer que notre île n’était peut-être pas une terre isolée, que nous ne pouvions pas savoir si notre solitude était unique. Ils répondirent que chercher ailleurs ne les rendrait pas plus heureux. Je renchéris en leur suggérant l’idée que d’autres peuples comme nous, non loin de là, hésitaient peut-être à réaliser le même exploit. Les villageois et notamment les anciens, déclarèrent que mon idée était plus insensée que toutes celles que l’île avait jamais connues. Je trouvai pourtant dans ma lutte, un plaisir et une forme d’encouragement à mon entreprise. Je voulais partir loin et revenir pour leur montrer qu’ils avaient tort. Les habitants prirent mon envie, je crois bien, comme une sorte de mépris pour notre île. Alors qu’elle était chère à mon cœur ! Le dialogue entre mes voisins et moi n’aboutit à rien et les habitants s’accordèrent sur le point que j’étais pris de folie en répétant une légende tragique. Et si cette légende n’était inventée que pour nous rendre dociles ?

Je partis, vexé de ne pas trouver un compagnon pour mon odyssée, et je rentrai chez moi. Sur la table de bois de la grande pièce sombre, je saisis une grande feuille faite de fibres végétales où je notais mes idées. J’utilisai une branche aiguisée en une pointe très fine que je trempai dans de la cendre pour écrire. Mon objectif était d’être prêt dans un mois. Je devais construire une embarcation capable d’emporter des réserves alimentaires conséquentes et où il serait possible d’étendre mon corps. Pour mon bateau, je ne pourrais pas partir des pirogues de pêcheurs trop petites, trop dangereuses. Je devais donc me lancer dans de nouveaux plans. Demain, je demanderais aux pêcheurs, eux sauraient me conseiller ! Mon père rentra. Il était âgé, le visage creusé de rides dues au travail et aux embruns salés de l’océan. Ses yeux noirs, enfoncés dans son visage meurtri, s’accordaient à sa peau mate. En me voyant, il hurla, disant que je nous déshonorais par mes idées sottes. Quel inconscient j’étais ! Non, juste curieux et ambitieux. Je savais qu’il serait toujours opposé à mon aventure, que je devais le quitter dans la plus grande des lâchetés et lui laisser une place vacante qu’il ne saurait combler. Je me prenais pour un explorateur, un aventurier, et un autre pionnier venant d’une île inconnue. La soirée se passa comme les autres, comme elles s’étaient toujours passées sur l’île. Le lendemain, mes travaux débutèrent. J’expliquai aux pêcheurs tant bien que mal mon idée d’avoir un bateau capable de naviguer loin et longtemps. Une curiosité inavouée de connaître cet océan qu’ils côtoyaient tous les jours les habitait et ils me comprirent en partie. Attelés au travail, nous nous confrontâmes à de sérieux problèmes. Le poids et la maniabilité de la future embarcation seraient difficiles à équilibrer. Pourtant, nous commençâmes une esquisse de ce que pouvait être une sorte de chaloupe munie d’un petit mât et d’une espèce de cabanon. Nous partîmes du plan d’un bateau en bois. Ces marins furent pris d’une envie de réussir ce qu’ils prenaient comme une tâche qui les honorerait dans leur métier. Je les laissai travailler et promis de revenir dans quelques jours voir la progression de la fabrication. Je partis alors en direction de la plage vers le village voisin, à quelques kilomètres à pied. Je marchai le long de l’eau, sur ces galets qui avaient été façonnés et posés là par la mer. De vieux arbres descendaient du côté opposé à la mer et semblaient une barrière entre elle et les profondeurs de l’île. Une sorte de contraste s’était créé entre le bleu de l’océan sans fond et les verdoyantes couleurs des arbres dont les branches tombaient au bord des inlassables vagues. Entre les rochers, l’écume immaculée mourait au milieu des algues, écrasées par le soleil au zénith qui provoquait de désagréables odeurs. Au loin, j’aperçus le profil des premières habitations, proches de la mer. À mon arrivée, on m’accueillit en tant qu’habitant de mon hameau. J’y retrouvai un camarade, un jeune homme de mon âge avec qui je partageai mon idée. Il m’offrit comme boisson un mélange de jus de mangue et de papaille et nous nous mîmes à nous raconter nos histoires. Puis je vins à lui conter mon aventure. Il fut surpris mais pas réticent et il m’annonça qu’il voulait bien m’aider. Cependant il ne partirait pas avec moi. Je le remerciai et lui dis que son aide me serait probablement utile. Il me demanda de garder cette information pour moi car il serait mal vu de m’assister dans ce projet. J’acquiesçai et repartis. À mon arrivée au village, le chef m’ordonna de travailler aux champs. Je montai sur les pentes de l’île où des terrains en terrasses étaient aménagés. On m’indiqua un panier dont je me saisis et je me mis à me baisser dans les allées du champ pour récolter les feuilles de thé. Avec moi étaient présents d’autres jeunes de mon village qui avaient commencé le travail depuis bientôt une heure. En me voyant arriver, ils se mirent à parler entre eux, sans nul doute de mon projet. Parmi eux, un compagnon vint me voir et s’exclama :

« Ce voyage est la façon la plus sûre de te jeter dans la mort ! »

Je bafouillai puis il partit. Au bout d’une heure environ, je remplis cinq paniers et me décidai à rentrer. Le superviseur de la récolte me demanda si ce voyage n’était pas une façon de me mettre en avant dans le village. Je répondis que non et il m’assura que je devais abandonner cette idée saugrenue qui, comme me l’avait explicitement dit mon compagnon, m’amènerait à une fin tragique. Bouleversé par ces paroles, je redescendis au village déjà enfoui dans la pénombre du soir.

Trois jours passèrent. Je retournai voir les pêcheurs pour m’informer de l’état de l’embarcation. Un plan de bateau était dessiné et ils avaient commencé à en construire le fond avec des troncs d’arbres taillés en long et chevillés ensemble. Les marins construisaient lentement l’embarcation mais ils y mettaient beaucoup d’attention. Je leur conseillai de ne pas l’alourdir inutilement car on devait prendre en compte mon poids. Le plus vieux marin me déclara que le bateau serait prêt en trois semaines. Nous continuâmes à parler des différentes évolutions possibles de ce submersible et je finis par rentrer dans mon habitation. Elle était composée d’une grande pièce comportant un foyer permettant le chauffage et la cuisson des aliments. Deux lits garnis de tissu de coton étaient posés à même le sol en terre, dans de sombres recoins.

À mon arrivée, mon père se trouva à mon étonnement déjà dans la salle. Il avait pour habitude de rentrer après moi, une fois son travail achevé. Il se plaignit de douleurs thoraciques et d’une forte toux. Après avoir avalé quelques mélanges constitués de fleurs curatives, il décida de se coucher. Il passa une longue nuit douloureuse et le lendemain, sa douleur n’était pas passée. Son état physique m’inquiétait. De jour en jour il allait de plus en mal. Ici se déclarait une nouvelle douleur, là il ne sentait plus une partie de son corps. Bientôt il ne put se mouvoir du lit pour atteindre le feu où des mixtures bouillaient comme de la boue. Je fis venir le représentant religieux de l’île. Après notre sommaire médecine, nous mîmes dans les croyances notre dernier espoir. Ce vieux mage bredouilla quelques prières incompréhensibles au visage de mon père en agitant des pierres mystiques et en remplissant la maison d’une fumée aveuglante. Une fois sa tâche achevée, il repartit en laissant derrière lui les traces d’une espérance qui s’était envolée dans l’opaque fumée miraculeuse. Le soir même, alors que je préparais une bouillie de riz, j’entendis mon père respirer difficilement. Je me rapprochai de lui et lui saisis la main. Il l’agrippa fortement et dans un dernier effort me demanda de lui promettre de ne jamais partir de notre île. Je hochai la tête et vis ses yeux quitter mon visage. Doucement sa main lâcha la mienne. Il était mort. Je sortis effondré. J’alertai mon village qui s’occupa de préparer mon père à l’inhumation. Je fus pris d’une grande colère. Je devais respecter des dieux qui n’avaient pas donné signe de leur existence en laissant mon père mourir. Je me mis à sangloter et plus aucune idée ne m’apparut évidente. Je ne rentrai pas à la maison où reposait mon père. Je me dirigeai vers les rochers du bord de mer battus par les vagues. Je rejoignis mon ami qui était venu à la suite de la nouvelle du décès. Il me déclara que j’étais dorénavant libre de réaliser mon aventure qui valait la peine d’être entreprise. Je répondis que je ne pouvais trahir mon père, mais il me convainquit en affirmant que mon voyage rendrait ma famille légendaire et héroïque. Je décidai de continuer mon voyage et de partir le plus tôt possible.

Le surlendemain matin, les marins m’avertirent que le bateau était enfin prêt. À l’approche du départ, je ressentis une profonde anxiété au creux de mon corps. Mes membres se mirent à se dérober sous moi alors que je me dirigeais vers le lieu de mise à l’eau et je découvris mon embarcation qui semblait résistante. J’y installai mon sac de nourriture et d’eau et me dirigeai vers mes congénères pêcheurs. Je les remerciai chaleureusement et leur déclarai que sans eux, mon projet ne se serait jamais réalisé. Je regardai derrière moi le village, ces allées que je connaissais si bien, ce chemin pour monter dans les champs et arriver au sommet de l’île. Je fis un signe de respect à mon ami et j’embarquai. Le soleil pointait haut dans le ciel et quelques nuages faisaient irruption. Les marins poussèrent le bateau et je quittai l’île. Ma voile se gonfla et je commençai à avancer doucement. L’océan s’ouvrait autour de ma proue et je voyais défiler le fond sablonneux qui s’enfonçait dans les profondeurs. Je m’éloignai de la côte et je regardai attentivement les lignes de l’île qui se découpaient nettes sur l’arrière-plan azur. Je promenais mes yeux d’un côté à l’autre de l’île, et entrevis la silhouette de quelques pêcheurs. Je sentis la mélancolie monter en moi en voyant cette terre que je laissais dans l’espoir d’en trouver une autre. Les heures passaient. Je regardais mes réserves et fus pris de panique en me disant qu’elles ne suffiraient pas. Les jours s’enchaînaient et malgré mes restrictions, mes provisions diminuaient fortement. L’île était devenue un point à peine visible à l’horizon et je me convainquis qu’aucune terre ne m’apparaîtrait. Un soir, le vent souffla plus fort et des creux de plusieurs mètres s’ouvrirent dans l’océan. Ma chaloupe montait en haut des vagues pour redescendre dans un fracas où elle se détériorait. Je recevais en plein visage des nuages de perles d’eau qui obstruaient ma vue. La tempête s’amplifia et je pensai ne pas en sortir vivant. L’océan me menait où il le décidait et sous le vent, ma voile se déchira. Je me crus perdu à jamais pourtant mon embarcation tint jusqu’au lever du soleil et j’essayai en vain de la protéger des déferlantes. Au matin l’océan se calma et je réparai la voile comme je pus en l’accrochant au mât. Je me rendis compte que la tempête avait emporté mes réserves de nourriture. Ma naïveté m’avait mené à croire que cette expédition était possible. Le soleil tapait sur mon crâne et je fus pris d’hallucinations. Les paroles de certaines personnes me revinrent qui me déclaraient que je m’étais suicidé inconsciemment par ce voyage. Je voyais une lumière floue envahir mon champ de vision et ma respiration s’accéléra. Mes membres tremblèrent et je me mis à toucher mon corps pour me rassurer. Je crus voir au loin deux points sombres, légèrement en hauteur mais je ne pus garder les yeux ouverts et je retombai sur le fond de mon bateau. Je me réveillai en pleine nuit et regardai les étoiles. Soudainement je me rappelai la position des astres lorsque j’étais sur mon île et pour y revenir, je décidai d’en suivre une en particulier sachant que j’étais parti du côté opposé. Je tournai la voile et me laissai mener dans cette direction que j’essayai de garder en ultime espoir et pour dernière chance de retour. Pour survivre, je bus mes derniers litres d’eau et j’aperçus au bout d’une vingtaine de jours l’île. À cette vue, je fus pris d’une immense joie qui me redonna la vitalité de revenir.

À mon arrivée sur l’île, j’étais déshydraté et très amaigri. J’accostai dans un village que je ne connaissais pas et un pêcheur me recueillit. Il prévint d’autres villageois et ils m’emmenèrent dans une maison où ils me donnèrent eau et nourriture. Après avoir bu et mangé, je m’endormis pendant une quinzaine d’heures. À mon réveil, mon ami était présent et me demanda ce qui s’était passé. Je lui racontai mon aventure et il me déclara que personne ne s’était attendu à me voir revenir.

Pendant les années qui suivirent mon expédition, je me fis discret sur l’île. Mon entreprise qui avait échoué confortait les villageois qui avaient tenté de m’empêcher de partir. J’étais souvent la cible de remarques qui me rappelaient la folie de mon aventure et la chance de mon retour en vie. Puis, les habitants eurent envie de connaître mon histoire et voilà que je me mis à raconter ce voyage inédit à toute personne voulant l’entendre.

Un jour, alors que je marchais sur le sable mouillé, je découvris de surprenantes traces de pas profondes et hésitantes. Je les suivis intrigué et elles me menèrent vers le centre de l’île. Et en perçant les épais feuillages des arbres, j’entrevis une procession d’hommes habillés de vêtements serrés, muni de casques de fer et de drapeaux. Derrière moi, sur l’océan, se dressaient fièrement deux grands bateaux aux voiles rouges et jaunes.

 

 

 

 

 

 


 Paul Boiron, élève de seconde au Lycée Grandmont, Tours