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Publié : 11 octobre 2013
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Les lauréats 2013 du prix George Sand de la Nouvelle : Armance Chapel, prix Spécial Seconde

DU SANG NOIR

La brûlure du soleil chauffait sa peau lisse et sombre d’enfant. Ses sens s’étaient engourdis, au point qu’elle ne ressentait plus la douleur de l’astre au zénith. Elle ferma les yeux et resta frémissante, attendant avec une terrible angoisse que le fouet se remette à voler. Ses bras au-dessus de la tête la crucifiaient. Une larme s’échappa de ses yeux. Elle prit soin de ne pas tourner la tête pour s’assurer une tranquillité de plusieurs minutes, avant que le garde-chiourme ne s’aperçût qu’elle était consciente. Elle regarda devant elle l’humidité de la région, si belle et si sale en ce jour, comme si la nature l’accompagnait sous le fouet.

L’aube paraissait tout juste quand il s’était mis à pleuvoir une eau poussiéreuse, qui ameublissait la terre, la rendait boueuse et avait laissé une trace grotesque sur la végétation. Ailette avait l’extrême envie de l’enlaidir encore davantage en versant de ses larmes sèches.

Le garde-chiourme avança derrière elle et le fouet s’abattit avec un horrible claquement, sur son dos. Elle poussa un hurlement aigu. La souffrance fut si brutale qu’elle glissa à travers les hautes herbes et ne fut retenue que par les cordes avec lesquelles elle était pendue au tronc. Elle se balançait doucement, pesant de tout son poids sur ces liens, inconsciente, comme morte.

 Un seau d’eau tiède lui fut jeté, la ramenant à son cauchemar. Ses liens furent coupés et elle s’écrasa sur le sol, noir d’une terre gorgée de purin. Le garde-chiourme cacha son fouet et ramassa Ailette, aussi indifféremment qu’il aurait mis un sac de bananes sur son épaule et la laissa pendre, les bras ballants.

Elle tenta de lutter contre la prise douloureuse du garde-chiourme, mais ne réussit qu’à la renforcer. Elle entendait les tintements sempiternels des fers auxquels ils étaient tous reliés, et s’estima heureuse de ne pas devoir les porter.

Elle pouvait encore sentir les lacérations du fouet, qui avait pénétré sa chair neuve et noire, où le sang ne se voyait jamais couler. Le garde-chiourme la laissa tout à coup glisser à terre.

Elle ne savait pas vraiment où ils avaient décidé de les emmener, elle et ses compagnons d’infortune. Personne n’en avait aucune idée, comme à chaque fois. Elle n’avait jamais vu un déplacement d’esclaves aussi important. Elle avait été vendue trois fois durant son existence, la première quand elle avait six ans, à un orphelinat accueillant les futures filles de compagnie, ensuite dans le sud, là où il faisait une chaleur accablante, et, quelques années plus tard, à un exploiteur de café. Ce dernier achetait les esclaves par dizaines et les revendait pour renouveler ses travailleurs et pouvoir chaque année profiter d’une nouvelle vague prête à mourir au labeur.

Ailette avait eu la chance de ne pas vivre de massacre. Elle avait déjà été maltraitée comme tous les enfants noirs de son âge, mais pouvait s’estimer heureuse d’être encore vierge. La plupart des jeunes filles étaient un jour employées comme prostituées, mais Ailette n’avait jamais été enrôlée comme telle. Chaque déplacement engageait pourtant la crainte que cela n’arrive. Elle se souvenait mot pour mot de ce que lui avait murmuré son ancien maître, le jour de la mort de son frère, quand elle avait supplié qu’on la tuât à sa place. On ne peut pas toujours avoir ce que l’on veut, petite. Elle avait trouvé cette phrase hypocrite venant d’un béké, mais tout à fait réaliste après réflexion.

Ailette se releva péniblement et un garde-chiourme vint lui attacher les chevilles au milieu de femmes. A leur départ, elle avait été triée parmi les enfants et s’en était réjouie puisqu’elle aurait été présentée ainsi au marché. Maintenant qu’elle avait fait la bêtise de s’enfuir ou du moins d’en tenter la folie, elle se retrouvait chez les grandes, là où les horreurs étaient plus courantes.

Elle tira sur sa robe de bure rêche, et se contenta de regarder droit devant elle d’un œil hagard. Au loin se dessinaient lentement les contours de Port-au-Prince, la ville aux noirs. Tout le monde avait remarqué la haute tour du commerce, que l’on distinguait comme l’emblème de la ville, et la marche ralentit à l’approche de la fin de cette course de six jours, au point que les garde-chiourmes durent en fouetter quelques-uns.

Le Port-au-Prince était la plus grande ville de marché d’esclaves du pays et était connue pour son trafic d’esclaves incessant. C’était la capitale de l’offre négrière et la seule ville à ce jour où il y eût dix plus de noirs que de blancs. On y trouvait tous les prix. L’entrée de la ville était marquée par une immense arche de fer forgé sous laquelle tous devaient passer, avant de patauger dans la boue et la pisse des rues, larges pour que les géreurs puissent aisément faire circuler leur ressource humaine… ce qui n’empêchait guère les esclaves de recevoir un seau de pourriture sur la tête de temps à autre. On pouvait voir des démonstrateurs démagogues essayant tant bien que mal d’embrouiller les clients.

Ses garde-chiourmes n’étaient pas de ceux-là. Eux traînaient les femmes par la peau du cou, sur l’estrade, tels des animaux sauvages. Ailette ne se souvenait pas avoir vu un jour autant de brutalité, non pas dans leur gestes, mais dans leur arrogance de bougres que la honte a quittés depuis longtemps. Ils ne furent pas vraiment gênés de la faire glisser dans la terre spongieuse, puis de tenir son visage entre leurs mains sales. Ils se fichaient bien de lui arracher sa chemise et de l’exposer nue à la vue de tous.

Parmi la foule qui s’était attroupée devant ce spectacle, un homme mit fin à son calvaire et leva le bras au premier prix annoncé. Le garde-chiourme envoya Ailette par terre et la laissa aux bons soins de l’homme, qui vint la relever, tout en balançant une petite bourse.

« Allez, relève-toi, nom d’un chien ! » ordonna-t-il au milieu du vacarme.

Ailette se rendit vite compte que son sauveur ne se souciait pas vraiment d’elle et en conclut qu’il était soit taciturne, soit simplement employé pour acheter une fille quelconque au marché, encore assez jeune pour être modelée au goût du maître. Il l’enferma dans une cage à l’arrière d’une charrette et ne lui parla à nouveau que pour lui demander si elle avait soif. Question à laquelle elle ne répondit pas, mais il ne s’y attendait pas et lui brandit un gobelet d’eau sous le nez.

Ils traversèrent une immense plantation de canne à sucre : ils allaient s’arrêter là.

A leur passage, tous les visages noirs que confondait la canne se tournèrent vers eux pour la dévisager. Quelle surprise que le maître de l’exploitation eût ordonné à cet homme d’acheter une seule fille, alors qu’habituellement il en arrivait au moins une dizaine à chaque fois. L’homme la mena à l’intérieur de la maison.

L’habitation était splendide. Chaque détail avait été pensé pour que l’ensemble rende compte de la richesse excessive du propriétaire et que les visiteurs qui étaient amenés à la visiter soient au moins légèrement fascinés par ce chef-d’œuvre : tapis luxueux qui voilaient un parquet clair et luisant, que l’on avait peur d’écorcher de la pointe d’un talon, murs tendus de tissus soyeux sillonnés de meubles en bois de rose ou d’acajou, dont les courbes baroques laissaient imaginer des regards de monstres, jolis bouquets parfumés, tableaux des ancêtres de la famille ornant un escalier tourmenté de sculptures démoniaques indéfinissables aux jointures enrobées de feuille d’or étincelante.

Ailette, dont la vie était d’une frugalité sans pareille, qui se contentait depuis toujours de quelques racines et de pain rassis, trouvait inexplicable que tous ces joyaux inutiles, ridiculement installés dans cette maison depuis si longtemps, pussent encore faire frémir les jeunes esclaves aussi sottes qu’elle. Toutes ces choses, intactes après d’innombrables passages de torchons qui les avaient lustrées, lui rendaient presque sa rage de lutter contre le monde d’infamie et d’opprobre dans lequel elle était venue au monde. Toutes ces choses prosaïques, dont elle-même faisait partie, lui rappelaient souvent que la richesse physique forgeait l’esprit adroit et mesquin des plus riches et que la richesse morale n’était même pas imaginable pour les plus pauvres, qui guerroyaient du côté sombre.

Ailette n’aimait guère le contact pressant de la main de l’homme qui la guida jusqu’à une petite porte. Apparut un être râpeux dans l’âme, dont l’affabilité s’était sûrement dissipée depuis des années. C’était une femme aux cheveux crépus, dont la noirceur de peau n’avait pas fait disparaître les veines boursouflées qui la parcouraient.

« Alors c’est c’te fille qu’t’as trouvée ? cracha-t-elle. Aurais pu chercher plus et trouver un rien mieux !

- Baisse d’un ton, matrone, lui souffla l’autre. On t’a pas appris à regarder par terre. Pourrais te faire comprendre, moi… »

Le blanc les abandonna et Ailette regretta rapidement sa présence, taciturne certes, mais moins brutale que les regards de la vieille fomentant le plan d’une vengeance de quelque chose qu’Ailette n’avait pas commis.

La femme sortit bientôt de la pièce et se précipita dans les couloirs d’un pas ardent, Ailette sur les talons.

Quand elle arriva à sa hauteur, la femme lui adressa enfin la parole. « C’est quoi ton p’tit nom ?

- Ailette…

- Ah… Sur moi qu’retombe la sale besogne. Suis chargée d’te faire visiter... et d’te dire le nomb’ de trucs que t’auras à faire. »

La bonne femme daigna la dévisager un instant avant de poursuivre : « Tout c’étage est pour le maît’ Bréda. Y a qu’les harpies qui viennent ici, mais toi, ma p’tite, tu devras venir souvent pour le maît’, quand y t’appellera… Faudra pas traîner… Tu fais tout ce qu’i demande, tout… Je les connais moi, les p’tites comme toi, travaillent toujours moins qu’les aut’. Mais moi j’t’aurai à l’œil, hein… Au fond c’est les chambres… Y a la môme aussi, mais elle, t’occupe, elle a sa bonne. Toi, c’est qu’le maît’, t’as compris ? »

Les lèvres d’Ailette restèrent hermétiquement closes, mais la femme n’attendit pas plus longtemps. Elle la devança et la guida jusqu’à un minuscule escalier. « C’est l’escalier de service. Qu’nous on prend ç’ui-là. Pas besoin d’te dire qu’faut pas prend’ l’aut’. »

Ailette ne comprenait pas grand-chose, mais elle resterait muette, de peur d’en dire trop. Alors elle se mordit les joues une vingtaine de fois, par précaution. Elles arrivèrent en cuisine ou ce qui semblait l’être. Une délicate odeur de d’épices se mélangeait au rance des laitages et au moisi. Il y régnait un désordre inquiétant pour un lieu où étaient censées se préparer toutes sortes de somptuosités. Mais comme les habitudes se faisaient, paraît-il, en une vingtaine de jours seulement, elle n’allait pas rester longtemps mortifiée.

En effet, Ailette se fit au goût fondant du vivaneau, à la substance gélatineuse des quénettes et à l’acidité des caramboles rien qu’en fermant les yeux à table. C’est ce que lui reprochait souvent la matrone. Ailette apprit rapidement que tous les esclaves de la maison la surnommaient ainsi en raison de son arrogance à se vanter de son poste, et à s’en plaindre.

Le domaine resplendissait par son verdoiement continu, mais Ailette dut rapidement se concentrer sur un nombre inconsidéré de tâches. Elle regrettait l’aigreur du soleil et s’était d’ailleurs grandement étonnée de voir à quel point les travaux intérieurs la réduisaient à néant.

Le plus étrange fut qu’elle ne rencontra l’heureux maître des lieux que très tard. La maison n’était pas si grande et elle n’avait pas entendu parler d’un quelconque déplacement. Pourtant les salons semblaient vides ainsi que les chambres et la salle à manger, comme si les êtres à qui ils appartenaient s’étaient fondus dans les tableaux de peur qu’on ne les vît.

Les premiers jours eurent pour effet de la mettre mal à l’aise avec la matrone comme donneuse d’ordres et conteuse de ragots. Ce fut d’ailleurs dans cette ambiance, frustrante et paralysante par l’inutilité de la conversation, ou plutôt du monologue de la vieille, qu’apparut l’ homme. Un homme étrange et pourtant pas celui qu’elle cherchait depuis des jours, puisqu’il était noir. De la couleur de sa peau, elle déduisit qu’il était l’humble serviteur du dandy-né qu’il suivait à une distance raisonnable, et de la courbure incessante de son dos, qu’il avait du mal à se plier devant son maître du fait de sa taille de géant. Ailette aurait pu l’observer aussi longtemps qu’il lui aurait plu mais comme le regard de l’homme était bas et feignait la docilité, elle préféra se concentrer sur le curieux personnage au fond du couloir, qui, s’étant assis à un fauteuil de velours, le menton dans la paume, semblait la détailler d’une façon méticuleuse et réfléchie.

Il était petit avec un ventre proéminant et arborait une magnifique moustache blonde. C’était à peu près tout ce que l’on pouvait retenir de lui.

« Il était une fois, commença-t-il d’une voix caverneuse, un homme riche et puissant, dont la plantation regorgeait d’esclaves que les différences physiques comme morales partageaient nettement en de nombreuses catégories. Il lui arriva un jour, lors d’une de ses expéditions, de rencontrer sur son chemin une dame la plus belle qu’il eût jamais vue. Son teint crémeux reflétait la pureté et ses yeux aussi bleus que la mer des Caraïbes le firent quelques secondes s’évanouir d’insouciance. L’homme voulut immédiatement l’épouser. Il fit arrêter sa suite et lui demanda sa main à même la terre du chemin. Il était fier de sa richesse et sûr de sa puissance. Malheureusement, la dame regarda au loin, comme pour éviter son regard et refusa. Elle reprit sa route en laissant un homme affligé derrière elle. Il avait cru pouvoir l’acheter de son or, mais il se rappela que les sentiments ne s’achetaient guère. Pour consoler son chagrin, il acheta tous les esclaves qu’il lui arriva de croiser. » L’homme s’arrêta et pencha sa lourde mâchoire, d’où était sortie cette histoire sans fin, comme pour lui demander son avis. « Quelle est la morale de cette histoire, négresse ? »

Ailette ne savait que penser. Se moquait-il de son maigre savoir, bien trop petit pour ce qu’elle aurait voulu apprendre ? Pourtant, elle en était fière et le serait d’autant plus qu’il appartiendrait à ses enfants. Il pouvait attendre, elle ne parlerait pas, pas pour dire ce qu’il ne fallait pas dire.

« La voici, reprit-t-il. Seul ce que l’homme peut acheter, il le peut posséder... Tu m’appartiens, n’est pas ? Alors, j’imagine que la chose est claire et le sujet clos. »

Puis il se leva et s’en vint, dodelinant de la tête et boitant, d’une légèreté irréelle pour sa taille ridicule. Son suiveur muet avait la terreur gravée sur la face, témoignant de la crainte que lui inspirait le maître. Il semblait fragile tout à coup.

Ailette fut inattentive à ce qui l’entourait le restant du jour, et plus inefficace encore au travail, frustrée par ces dernières paroles qu’elle ne cessait de ressasser. C’était là une chose angoissante, mais pourtant pas autant que les pupilles du géant noir qui la scrutaient d’un air machiavélique et irritant. Elle n’avait remarqué son regard pesant que lorsqu’elle avait détourné les yeux du maître Bréda. Il était pourtant loin d’elle alors. Ailette ne savait pas réellement de qui elle devait avoir peur à présent.

Les jours suivants passèrent sans qu’Ailette aperçût le maître. Elle en déduisit qu’il était parti en « expédition », et se promit intérieurement de ne pas s’en plaindre, jamais. Elle pria pour qu’il y restât longtemps avec pour seule compagnie celle de son suiveur qu’elle pria lui aussi de ne jamais revenir.

Elle rencontra une dizaine de fois la matrone mais inventa des prétextes invraisemblables pour lui échapper et finit par se trouver seule un moment. Elle se sentit tout à coup plus éreintée qu’une esclave de plantation. Elle se tint au mur quelques secondes et finit par s’écrouler dos aux tapisseries. Elle n’osa bouger ou même trembler, de peur que quelqu’un survînt et ne la trouvât là, pêle-mêle, dans cet état second qui faisait à ses yeux vaciller les flammes des chandeliers.

« Qu’est-ce qu’on fait à terre, nous ? »

Ailette ne fit aucun mouvement, paralysée par la peur de subir l’une des punitions odieuses et cruelles sorties de l’imagination des garde-chiourmes de l’habitation. Seul son regard suivit la voix qui, pour sûr, n’était pas celle de la matrone, et découvrit une noire qui ne paraissait pas vieille mais avait déjà fait son temps parmi les enfants. Elle portait une robe de bure brute avec un grand tablier souillé de jus collant, signature de son travail dans la canne. Elle était très maigre et les rides qu’avait faites l’âcre soleil sur son visage lui disaient qu’elle travaillait dur et qu’elle aurait été belle sans cet effort surhumain.

« Allons, je veux savoir, pas de drame, on est là, mais personne ne saura…

- Je me suis sentie mal, répondit Ailette, tout à coup persuadée de la sincérité de ses paroles.

- On dit qu’il faut se coucher. C’est un coup de chaleur. Faute de la tôle du toit qu’est chaud la journée. »

La femme s’installa à côté d’elle, comme si le fait qu’on pût les surprendre était la chose la moins probable du monde.

« Je suis Jina et toi ?

- Ailette.

- Jamais entendu plus belle merveille. Allonge-toi, je te dis. Si on arrive, je leur dirai que tu t’es évanouie. Rien de plus simple que de mentir… Je ne t’ai jamais vue.

- C’est sûrement parce que je suis nouvelle au travail.

- Pas pour longtemps, parce qu’à un certain moment, c’est comme si on pouvait plus sortir d’ici… Tu m’intrigues…

- J’intrigue du monde, alors. Celui qui est avec le maître, il m’a dévisagée tout autant que Bréda. »

Un sourire soudain s’afficha sur les grosses lèvres de Jina. « Il se fait petit, le grand Gaou ! C’est l’homme à tout faire du maître et je n’pense pas qu’il ait été choisi pour son insolence ou sa provocation.

- Gaou ? »

Un boucan de balais et casseroles se fit tout à coup entendre dans les cuisines, ce qui mit les deux femmes sur pieds en un battement d’ailes. Elles soulevèrent prestement les affaires propres à chacune et se dirigèrent toutes deux vers une direction opposée.

Ailette afficha un sourire, le premier depuis longtemps. Elle se sentait pleine d’une vigueur nouvelle. La rencontre de Jina lui permettrait de travailler une semaine sans s’arrêter, du moins, c’est le sentiment qu’elle avait à cet instant, où la joie couvrait son âme. Lorsqu’elle le vit.

Il se tenait devant elle, à une distance respectable, s’étant arrêté quand il l’avait aperçue, comme paralysé. Ailette aurait aimé déchiffrer son visage, son expression impénétrable quand il la voyait. Malheureusement, il restait figé, le regard noir. Elle le contourna et poursuivit sa marche aléatoire d’un pas plus pressé et, par-dessus tout, sans se retourner. Elle ne savait ce qu’il faisait là, seul, sans son maître à qui lécher les pattes.

Puis elle ne cessa de le croiser ; il lui arrivait même de le voir l’observer, plusieurs fois par jour. A force de le regarder, elle s’était persuadée que ses yeux n’étaient pas emplis de haine pour elle, ce qu’elle avait d’abord cru. En vérité, ceux-là étaient plus doux qu’elle ne l’avait imaginé et il lui arrivait même d’entrevoir de la fierté plutôt que de la timidité. Parfois, elle y lisait du charme, parfois de la répugnance pour elle. Peut-être préférait-elle qu’il l’exécrât, même sans raison apparente. Et pourtant, le charme opérait quelques secondes.

Ailette s’était faufilée au dehors et avait parcouru la plantation quand elle était sûre de ne pas croiser la matrone ou le maître Bréda, qui la faisait venir plus régulièrement pour des tâches de plus en plus importantes - un honneur dont elle aurait aimé se passer. Alors, quand l’air lourd était tombé sur ses épaules, elle avait gambadé d’un pas rapide à travers la canne et avait scruté les champs un moment avant de reconnaître Jina. Elles avaient volé du temps à parler. Jina lui racontait l’histoire de sa famille et Ailette sa crainte de Gaou, tout autant que son envie incompréhensible, parfois, d’entendre le son de sa voix.

« Tu sais, Gaou, il m’a sauvé la vie, il y a longtemps. Il s’est désigné comme étant le coupable du vol de tout un cagot de viande, alors que c’était moi. Il a enduré des tortures dont je ne me souviens que les cris. Tu sais, je serais morte à sa place, parce que j’étais petite et aussi frêle qu’une feuille. Lui était déjà grand. Son esprit, c’est du bois de fer. »

Ailette avait alors regardé le géant différemment. Elle ne le fuyait plus et ne le prenait plus pour le monstre de Bréda, dont tous les esclaves clamaient la cruauté. Elle s’estimait heureuse de ne pas encore avoir eu affaire à celui-là, mais ne tarderait pas à découvrir le plus mauvais de ses nombreux côtés.

Ailette s’était fait appeler par le maître Bréda un matin, tôt, le soleil encore bas dans le ciel et les nuages rouges garance embrasant l’horizon.

« Cire mes bottes… et, tiens, apporte-moi l’encrier là-bas avec toutes les feuilles qui sont sur le buffet », marmonna-t-il d’un ton plus fatigant que fatigué.

Encore une chose, à faire à peine levée, le ventre creux et les paupières lourdes. Ailette, dont le travail n’était qu’une répétition lancinante de tâches sans intérêt, hésita. Elle était une Petite Aile après tout ; Jina ne cessait de lui répéter son nom et après longtemps, elle avait fini par en comprendre la signification. Une aile, l’aile d’un oiseau, une petite aile bien sûr puisqu’elle n’avait aucune importance dans ce monde, et elle n’est que la moitié d’un oiseau, qu’une seule aile. Mais elle était une aile quand-même, une aile de liberté. Elle pouvait changer le cours de cette journée et ne pas faire ce qu’il était prévu qu’elle fît. Elle pouvait dire non. Et c’est d’ailleurs ce qu’elle fit.

Son maître se retourna dans son fauteuil, aussi lentement qu’une feuille tombe d’un arbre. Il la regarda un moment infini ; Ailette se mordit la joue une vingtaine de fois pour être sûre que le petit mot qu’elle venait prononcer était le bon.

« Pardon ? » fini-t-il par lui demander avec un calme dont Ailette fut surprise et angoissée.

Alors, il se leva, d’une douceur âcre et rêche de fausseté. Il avança vers elle, la fille à la tête haute qui osait regarder au fond de ses yeux. Sans même qu’elle s’en rendît compte, il agrippa ses cheveux crépus et la força à se pencher subitement, aussi brutalement que s’il avait voulu la violer. Elle en eut peur une seconde, mais au lieu de ça, il l’immobilisa au-dessus de la fenêtre du premier étage qui ouvrait sur un buisson de mancenilliers au suc toxique. Son cœur se mit à battre à tout rompre.

« Tu es sûre de toi, négresse », furent ses derniers mots. Ce qui survint après, Ailette n’en eut jamais que de vagues souvenirs. La douleur était de loin le plus cru d’entre eux. Un visage familier imposa son image, réconfortante et rassurante. A son grand étonnement, cette image ne fut pas celle de Jina, qui, sûrement bien loin de ses soucis, ne risquait pas de l’aider depuis son champ de canne. Gaou fut son seul souvenir humain, avec les garde-chiourmes qui s’étaient chargés de son calvaire. Ailette ne savait ni pourquoi ni comment il s’immisça en elle pour lui montrer qu’au moins une personne ne l’avait pas oubliée. Pendant plusieurs jours, alors qu’elle était punie de façon monstrueuse, il lui avait parlé, et cela même si elle ne pouvait lui répondre.

Ailette mit du temps pour se remettre des marques de ses tortures, un temps de silence. Gaou, lui, ne sortait jamais de son esprit. La jeune fille allait souvent près de la grange s’asseoir pendant les quelques minutes qu’il lui était donné de liberté et méditait sur son désir révolutionnaire de s’enfuir vers un monde meilleur, nouveau. Elle n’était peut-être pas faite pour ce rôle, mais sans doute allait-elle contribuer à changer le cours de l’histoire.

Un jour, une sensation étrangère, à laquelle elle ne s’attendait nullement, changea la fascination mêlée de révulsion qu’elle avait pour le géant Gaou en envie de sa compagnie. Il était vrai qu’il lui arrivait de l’effrayer ou qu’elle sente un vague malaise à son approche, mais plus il la regardait, plus la familiarité serpentait entre eux.

Gaou enjamba les hautes herbes du champ et se plaça devant elle, dans un silence respectueux qui la faisait se sentir d’une grande importance. Elle découvrit sur son visage, la tendresse qu’il avait pour elle se muer en perplexité. Il approcha sa grande main de son visage et la laissa posée là, en guise de dévouement. Elle savait que cet instant était important et qu’elle pouvait en faire qu’elle désirait. Alors, elle choisit de le prendre comme il était et de ne point le changer. Elle posa sa minuscule main sur la sienne et le laissa approcher d’elle.

Au fil des mois, Gaou était devenu distant. Il l’évitait parfois, paraissait s’évaporer pendant plusieurs jours comme auparavant, mais cela ne dérangeait pas Ailette. Il vivait sa propre vie sans se soucier de la sienne et elle, de son côté, s’était soudain mise à exister, à espérer comme jamais. Elle savait qu’elle n’était plus seule. Son secret, elle le gardait au chaud et il la réconfortait les jours où la pluie, aussi violente sur les épaules que la pointe d’un couteau, pénétrait les lambris de l’habitation. Grâce à Gaou, à ce ventre qui gonflait, à ses mains qui le parcouraient pour toucher ce secret à travers la peau, elle voyait la petite perspective de jours plus beaux que les autres, et, si elle n’était qu’une Petite Aile, son enfant en serait une grande, une grande aile qui s’offrirait au monde. Elle l’appellerait Toussaint, Toussaint Louverture.

Armance Chapel, élève de seconde au lycée Jean-Monnet

 de Joué-Lès-Tours