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Publié : 11 octobre 2013
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Les Lauréats 2013 du prix George Sand de la Nouvelle : Maévane Genty, deuxième prix


SOUVENIRS

Edward Hopper - sun in an empty room

« RTL matin, bonjour, il est sept heures et nous sommes le lundi 29 juillet 2013 ».

Claude ouvrit péniblement les yeux sur sa chambre vide. Plus aucun meuble n’était dans la pièce, pas même le lit, qui avait été vendu avec le reste. Seuls sa couche sommaire et le réveil radio lui avaient été laissés, et encore, provisoirement.

Il s’obligea à ne penser à rien d’autre qu’aux vêtements qu’il enfilait dans la pénombre, et à la chaleur qu’ils lui procuraient. Chaque seconde de cet état de semi-inconscience lui étaient à présent bénéfique car elle lui permettait de ne plus ressentir la douleur lancinante du vide qui s’était installé en lui depuis quelque temps.

Il roula son tapis de sol et son duvet, se leva et se dirigea vers la porte de sa chambre. Il descendit les escaliers, marche après marche, le tapis sous le bras, savourant chaque grincement, chaque flexion du bois sous son poids.

Pendant un instant, il pensa aller se servir une tasse de café. Mais la vision de la cuisine vide lui rappela que la cafetière avait disparu le veille en même temps que le reste. Finis les cafés, les croissants chauds, la chaleur et la convivialité de la cuisine ; fini tous les petits plaisirs quotidiens, ces petits gestes simples que l’on ne remarquait plus mais qui pourtant étaient incroyablement bons et magiques.

Depuis la fermeture de la boulangerie il y a quinze jours, ce qui lui manquait surtout c’étaient les odeurs de cuisson. Le chocolat fondant au milieu des baguettes viennoises, la pâte qui dore sous les quelques deux cent cinquante degrés, le sucre se caramélisant ; tout cela dégageait une odeur chaude, douce, profonde, terriblement envoûtante mettant en émoi tous ses sens.

Il n’avait pas tout de suite compris d’où venait ce creux qui s’était coincé dans le fond de sa gorge, ce besoin irrationnel de quelque chose qu’il ne parvenait pas à identifier, mais qui prenait pourtant le pas sur toutes ses autres envies.

C’était en pliant ses tenues qu’il comprit l’origine de ce vide. Il avait alors immédiatement quitté son T-shirt pour enfiler son maillot de travail et profiter jusqu’au bout des dernières effluves d’odeurs. Mais le vide avait ressurgi en même temps que s’étaient estompées les senteurs merveilleuses. Il s’assit dans l’escalier et profita du calme de l’appartement.

Il se revit trente-cinq ans plus tôt, en train de découvrir les lieux. Il avait été enchanté par la visite et avait alors promis au propriétaire qu’il reviendrait le plus rapidement possible avec sa femme. Claude en avait parlé le soir même à sa compagne et dès le lendemain après-midi, la promesse de vente avait été signée. Ce fut alors le véritable point de départ de sa vie, un grand tournant.

Ils étaient alors âgés tous les deux de trente ans, avec l’espérance, la force et la résistance de leur jeunesse. Les cinq premières années, malgré leurs lots de sacrifices, leur avaient ainsi paru courtes et sans trop de difficultés. Ils purent conserver, grâce à leur entrain et beaucoup de concessions, une vie sociale assez similaire à la précédente.

Le temps, malheureusement, rappela très vite leur corps à la réalité. Les horaires de la boulangerie, très difficiles à soutenir, entraînaient une fatigue importante, et les sorties qu’ils s’octroyaient, réduisaient un temps de repos déjà insuffisant. Le poids des ans entama leur résistance physique : ce fut comme si la fatigue de ces dernières années s’était accumulée sans rien dire pour mieux se faire ressentir.

Leur sommeil se révéla de plus en plus capricieux : ils guettaient toute la nuit le terrible son qui les tirerait de leur élixir de vie et ne trouvaient un sommeil apaisé qu’au moment où le réveil déclenchait sa sirène dévastatrice.

Leur médecin, alerté par leur fatigue croissante, leur prescrivit beaucoup de repos sous peine de ne plus pouvoir tenir physiquement leur activité.

Ne pouvant se permettre de prendre plus de vacances ni d’augmenter leurs jours de repos à cause d’un bilan trop juste et des emprunts à rembourser, ils décidèrent de réduire leur temps de sortie.

Claude se souvenait parfaitement du jour où ils avaient pris cette décision. Il se souvenait du long regard qu’ils avaient échangé, de la feuille de comptabilité annonçant le bilan annuel placée entre eux deux sur la table de la cuisine, et du pronostic donné quelques heures plus tôt par le médecin. Il se souvenait de ce dialogue silencieux qui s’était entamé à partir de l’instant où ils s’étaient assis l’un en face de l’autre. Il se souvenait comment le silence avait été brisé courageusement par sa femme, il se souvenait de son propre hochement de tête pour valider son dire.

Ils se consacrèrent ainsi, dans l’espoir de trouver une solution plus souple, corps et âmes à leur projet de vie. Le métier accapara toute leur attention : tout fut totalement tourné et organisé pour préserver à la fois leur santé et leur entreprise.

Ils pensaient boulangerie, parlaient boulangerie, mangeaient boulangerie, dormaient boulangerie, rêvaient boulangerie, expérimentaient boulangerie, se projetaient boulangerie. Leur vie se résumait à leur profession, à présent qu’ils avaient banni tout autre loisir.

Dans un premier temps, leurs proches affichèrent une grande capacité de compréhension en s’appliquant de manière assidue à leur rendre visite tous les jours ou presque. La cuisine, le fournil et la boutique ne désemplissaient pas ; on pensait à eux pour le moindre besoin en pains et pâtisseries, on allait les aider au moindre jour de repos, si bien qu’il était rare de trouver le couple seul à l’ouvrage.

Mais rapidement, l’espèce d’engouement qui était apparu perdit son pouvoir d’attraction. Les visites s’espacèrent, chacun fermait les yeux sur la gêne qui s’installait, chacun faisait semblant de ne pas entendre les longs silences des conversations.

Ce fut, pour leur plus grande peine, la famille qui s’éloigna en premier. Elle leur avait alors reproché de ne pas faire d’efforts : ils n’essayaient pas de s’adapter, ils auraient pu « faire mieux »… s’ils n’y arrivaient pas c’est qu’ils s’y prenaient mal… avant, ils avaient bien réussi, alors pourquoi n’en serait-il plus de même maintenant ?

« C’est difficile pour tout le monde mon vieux, qu’est-ce que tu crois ? » lui avait lâché amèrement son beau-frère, un midi avant de partir. Claude ne l’avait, après, quasiment plus jamais revu.

Les amis avaient tenu plus longtemps, mais les absences aux repas, aux rendez-vous importants, aux après-midi, finirent par les faire oublier.

L’incompréhension autour de cette nouvelle façon de vivre créa ainsi, mois après mois, une espèce de bulle les excluant du monde extérieur : ils devinaient ce qu’ils rataient sans en avoir la certitude, et devenaient, petit à petit, simple décor quotidien du rythme effréné des gens de la dite société.

Ils étaient happés, inexorablement par leur nouvelle façon de concevoir leur vie. Les amis et la famille, dernières preuves tangibles de leur jeunesse passée, disparurent en même temps que cette époque de leur existence.

Ils n’avaient pas été réellement attristés, au départ, de cet éloignement. A vrai dire, ils ne s’en étaient même pas rendu compte de suite.

Claude avait longtemps cru que certains liens étaient immuables : « Ton sang, tu ne peux pas le renier, claironnait-il fièrement à sa femme dans les jours difficiles (ou à qui voulait bien l’entendre). Il coule dans tes veines que tu le veuilles ou non. Il est toujours là, t’as beau faire ce que tu veux ! Tu peux l’ignorer, faire comme s’il n’était pas là, ne pas penser à lui : ça ne l’empêchera pas de circuler, il continuera de te faire vivre. Parfois, après l’avoir oublié pendant une longue période, tu repenses à lui, tu te souviens qu’il est là, mais ce n’est jamais pour très longtemps. Tu ne le vois pointer le bout de son nez que quand tu te blesses, que tu as mal, qu’il coule. Il n’y a que dans ces instants-là qu’on se souvient de lui, qu’on le voit vraiment, qu’on apprend à quoi il ressemble et qu’on prend conscience de l’ampleur de son importance. Donc t’inquiète pas chérie, ce n’est parce qu’on ne les voit pas qu’ils ne sont plus là, avec nous ! J’irai même jusqu’à dire qu’il vaut mieux parfois ne pas entendre parler d’eux : c’est que tout le monde va bien. »

En fait ce fut quand ils eurent réellement besoin de se raccrocher à quelque chose, d’avoir une épaule sur laquelle s’appuyer, qu’ils s’aperçurent qu’ils étaient seuls. Les derniers mirages d’amitié s’estompèrent pour laisser place à la réalité : la solitude.

Claude, toujours assis sur les marches, eut un haut le cœur. Il se leva brusquement pour donner un violent coup de pied dans la rambarde de l’escalier en bois. Le réveil, précédemment posé sur ses genoux, glissa, puis roula violemment sur les dernières marches avant d’aller se fracasser contre le sol pour s’éparpiller en plusieurs petits morceaux dans toute la pièce. Il se précipita pour aller voir les dégâts de plus près, comme si le fait qu’il s’approche pouvait changer l’état de fonctionnement de l’appareil. Après s’être agenouillé et avoir pris quelques pièces dans ses mains, il sembla enfin réaliser que le réveil était hors d’usage.

Les souvenirs affluaient. Il revoyait son père le soir, assis dans la cuisine familiale, éreinté par sa journée. Il se souvenait des vacances et du sermon qui précédait chaque départ, celui où leur père leur rappelait, à son frère et lui, de ne jamais oublier que les congés payés dont ils bénéficiaient étaient le résultat de la longue lutte de plusieurs générations. Il se souvenait des soirées passées à discuter, où l’on apprenait à se connaître, à tisser des liens forts et durables. Il se souvenait des concours de bricolage qu’il faisait avec son frère dans le vieil établi de son grand-père : le but était alors de construire l’objet le plus facile à utiliser et qui résisterait le plus aux chocs et au temps.

Tout avait tellement changé maintenant ! Claude avait assisté, impuissant, à la métamorphose de la société. Il avait vu l’économie devenir le centre des attentions, des préoccupations. Jamais la vie d’un homme n’avait eu si peu de valeur aux yeux de ses semblables. Il s’agissait avant tout d’être productif, rentable et compétitif : on ne créait plus pour répondre à des nécessités, on créait directement de nouveaux besoins, sans satisfaire automatiquement et durablement les demandes primaires. Tout n’était qu’apparence et modes, tout n’était qu’accessoire et fragilité.

Le facteur prix était une composante qui prenait de plus en plus de place dans la production d’un objet. En effet, la conjoncture faisait que les populations devaient faire face aux coûts toujours plus élevés avec un budget de plus en plus restreint. Les entreprises firent la concession de baisser leurs prix mais se mirent à programmer leurs engins pour durer moins longtemps dans le temps.

Les gens préférèrent alors la quantité et une qualité médiocre à des restrictions et une meilleure consommation. Le travailn’était plus visible aux yeux des clients, seuls les chiffres comptaient et parlaient aux gens. Seul le petit bonheur, le semblant de confort de chacun comptait. On s’en fichait si certains étaient exploités pour cela ; on s’en fichait si, pour répondre à nos attentes il fallait que certains travaillent nuit et jour ; on s’en fichait si certains devaient se priver de sommeil les jours fériés pour que l’on puisse se réunir en famille ou entre amis autour d’une table remplie de produits de fêtes frais et goûteux ; on s’en fichait si par notre comportement on mettait en danger le fragile équilibre d’autrui. Plus personne ne faisait attention aux autres, plus personne ne reconnaissait le travail fourni.

 

Un bruit tira Claude de ses réflexions silencieuses. Il ne comprenait pas d’où il venait. Le son se fit entendre une nouvelle fois. Le boulanger déchu réalisa que l’on frappait à la porte. Déjà ? »songea-t-il.

La personne à l’entrée s’impatientait. Elle toqua plus fort et plus longtemps, puis alla coller son nez sur la fenêtre de la cuisine pour tenter de voir quelque chose à travers la vitre.

« Monsieur Argon ? Vous êtes là ? »

Le nez s’écrasa davantage le long de la vitre, comme si l’inconnu souhaitait percer le verre avec.

« Oui ! Je sais que vous êtes ici ! Ouvrez-moi s’il vous plait ! ».

Claude se redressa péniblement et alla ouvrir à l’huissier de justice. Le nouveau venu s’apprêtait à tendre la main pour le saluer mais il s’arrêta quand il vit les pièces détachées du réveil entre les doigts de l’intéressé.

« - Euh… qu’est-ce que…

-Le réveil. Je n’ai pas d’endroit où jeter les morceaux.

-Ah. Ce n’est rien. Posez-les sur le rebord de la fenêtre, je m’en occuperai. »

Claude sortit pour faire ce qu’il lui avait demandé. Il détestait cet homme et tout ce qu’il pouvait représenter. « Huissier de justice…Où est-elle la justice dans tout ça ? Est-ce juste, ce qui se passe, ce à quoi ils m’ont condamné ? ».

 

La sentence du tribunal résonnait encore à ses oreilles. La voix du juge, aiguë mais pourtant limpide lui annonçant le verdict après plusieurs semaines d’attente, revenait sans cesse et devenait plus insupportable encore chaque fois qu’il croisait quelqu’un ou quelque chose relatif au système de justice.

« La Cour condamne Monsieur Claude Argon, ici présent, à cesser son activité et à céder l’ensemble de ses biens à l’Etat, afin que les dettes de l’entrepreneur soient remboursées au maximum. La saisie se fera le 28 juillet 2013 à partir de neuf heures du matin. Cependant, en vue de sa situation et à titre exceptionnel, la Cour propose à Monsieur Claude Argon de rendre les clefs le lendemain matin à onze heure à la place du jour même. »

Claude serra ses tempes entre ses deux mains pour tenter d’arrêter cette voix qui le harcelait depuis plus de quinze jours. Il rentra dans la cuisine pour examiner une dernière fois les lieux. Il se demanda comment il avait pu en arriver là.

 

Malgré tous leurs efforts, les marges n’avaient pas relevé la tête. Ils s’étaient enfoncés dans une spirale infernale : leurs charges avaient augmenté, ils avaient dû alors travailler plus pour pouvoir les payer, mais ce travail supplémentaire avait, à son tour, entraîné une nouvelle hausse de ces coûts.

« C’est le travail qui nous a tués, hein Honorine ? Tous les deux, d’une façon différente. »

Ils avaient vécu ensemble, sur le fil. Toujours, sans jamais trouver de solutions à aucun de leurs problèmes. Ni financier, ni d’emplois du temps. Et un jour le fil avait cassé. Brutalement.

Claude se souviendrait toujours de ce jour-là, le jour où son univers s’était effondré, le jour où il était resté la seule entité debout pour ramasser les débris et essayer de les recoller.

Il était alors en train de diviser la pâte des baguettes sans sel du lendemain. Elle lui collait aux doigts et il s’apprêtait à prendre une poignée de farine pour y remédier quand le téléphone avait sonné.

Il avait essayé de résister, de continuer à avancer. Il s’était levé tout les matins, courageusement, pour faire comme avant. Il avait continué à peser et à mesurer ; il avait continué à pétrir et à cuire. Mais le cœur n’y était plus. Il sentait, tous les matins et tous les soirs, la place vide et froide du lit à côté de lui.

Le midi, il contemplait pendant des heures la chaise vide en face de lui.

Claude s’était précipité sur place immédiatement. Il refusait d’y croire. « C’est une erreur, elle est partie en livraison, comme tous les matins, et là, comme tous les matins, elle doit être en train de m’attendre, à la boulangerie alors que je suis là, à m’affoler pour rien ! »

« Les liens du sang… » murmura t-il devant son ancien fournil. Son visage se tordit en une moue douloureuse. Claude avait appelé son beau-frère pour lui annoncer la nouvelle : il ne l’avait même pas reconnue.

On avait soulevé la couverture de survie. Il avait vu son visage défiguré par l’accident. On lui avait toujours dit qu’un mort donnait l’impression de dormir. Honorine, elle, ne donnait pas cette impression : même les yeux fermés, elle n’avait pas l’air reposée. Elle semblait avoir besoin, encore et encore, de sommeil.

« Les liens du sang…ne sont qu’illusions, que tromperies » souffla t-il.

Aucun membre de la famille n’était venu à l’enterrement.

 

 

L’homme balaya des yeux une dernière fois le fruit de son travail.

« Monsieur ? Il faut partir. Cet endroit ne vous appartient plus et j’ai d’autres rendez-vous. » 

Une larme coula sur la joue de l’infortuné. Il saisit une ultime fois la clé qui était au fond de sa poche. Il ferma à triple tours la porte, avant de la remettre à l’huissier de justice.

Sans un mot, il tourna les talons et entreprit de se diriger vers sa voiture avant de se souvenir qu’il avait perdu son véhicule en même temps que sa boulangerie.Son ego l’empêcha de changer de direction. Il continua tout droit sans se soucier de l’endroit où elle menait. Il n’avait, de toute façon, plus nulle part où aller.

Maévane Genty, 1° ES Lycée Philibert Dessaigne, Blois