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Publié : 21 avril 2012
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Le poète et la mort

De la Pléiade à Baudelaire

La lecture de Leçons et de Chants d’en bas de Philippe Jaccottet nous amène à poser une question essentielle : que peut la poésie contre la mort ?

Le poète peut-il encore "parler" face à la mort ?

Nous avons voulu relire quelques poèmes qui ont jalonné l’histoire de la poésie pour mieux comprendre la "leçon" du poète contemporain.

Sonnets pour Hélène (1578) de Ronsard (1524-1585)

La Dame à l’hermine
Léonard de Vinci

Quand vous serez bien vieille, au soir à la chandelle,

 Assise auprès du feu, dévidant et filant,

 Direz chantant mes vers, en vous émerveillant :

 « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle. »

 

La Femme au rouet
Nicolas Maes

Lors vous n’aurez servante oyant telle nouvelle,

 Déjà sous le labeur à demi sommeillant,

 Qui au bruit de Ronsard ne s’aille réveillant,

 Bénissant votre nom de louange immortelle.

 

Je serai sous la terre, et fantôme sans os

Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ;

 Vous serez au foyer une vieille accroupie,

 

Regrettant mon amour et votre fier dédain.

 Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :

 Cueilllez dès aujourd’hui les roses de la vie.

(Orthographe modernisée)

Madeleine pénitente
Georges de La Tour

Le Mépris de la vie et consolation contre la mort. (1594) de Jean-Baptiste Chassignet (1571 - 1635)

 

Mortel pense quel est dessous la couverture

 D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers,

 Décharné, dénervé, où les os découverts,

 Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :

 

Ici l’une des mains tombe de pourriture,

 Les yeux d’autre côté détournés à l’envers

 Se distillent en glaire, et les muscles divers

 Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture :

 

Le ventre déchiré cornant de puanteur

 Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,

 Et le nez mi-rongé difforme le visage ;

 

Puis connaissant l’état de ta fragilité,

 Fonde en Dieu seulement, estimant vanité

 Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.

La Vanité
Philippe de Champaigne

 

"Baudelaire devant une charogne"
caricature

Les Fleurs du Mal (1857) de Charles Baudelaire (1821- 1867)

« Une charogne » 

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,

 Ce beau matin d’été si doux :

 Au détour d’un sentier une charogne infâme

 Sur un lit semé de cailloux,

 

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,

 Brûlante et suant les poisons,

 Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique

 Son ventre plein d’exhalaisons.

 

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

 Comme afin de la cuire à point,

 Et de rendre au centuple à la grande Nature

 Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

 

Et le ciel regardait la carcasse superbe

 Comme une fleur s’épanouir.

 La puanteur était si forte, que sur l’herbe

 Vous crûtes vous évanouir.

 

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,

 D’où sortaient de noirs bataillons

 De larves, qui coulaient comme un épais liquide

 Le long de ces vivants haillons.

 

Tout cela descendait, montait comme une vague,

 Ou s’élançait en pétillant ;

 On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,

 Vivait en se multipliant.

 

Et ce monde rendait une étrange musique,

 Comme l’eau courante et le vent,

 Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique

 Agite et tourne dans son van.

 

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,

 Une ébauche lente à venir,

 Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève

 Seulement par le souvenir.

 

Derrière les rochers une chienne inquiète

 Nous regardait d’un œil fâché,

 Épiant le moment de reprendre au squelette

 Le morceau qu’elle avait lâché.

Le sacrifice des fleurs - Mihaly Munkacsy
sur http://www.poetes.com/baud/bcharogne.htm

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

 À cette horrible infection,

 Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,

 Vous, mon ange et ma passion !

 

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,

 Après les derniers sacrements,

 Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,

 Moisir parmi les ossements.

 

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine

 Qui vous mangera de baisers,

 Que j’ai gardé la forme et l’essence divine

 De mes amours décomposés !

Nuage de mots de Philippe Jaccottet
Wordle.