Nombre d’entre vous, chers élèves de Terminale Littéraire, m’ont demandé après coup mon exposé sur les influences picturales du roman et du film. Alors, j’ai décidé de le partager avec tous, amateurs d’art, amateurs de Quignard ou de Corneau...
Régalez-vous !
L’écrivain Pascal Quignard accorde une place importante à la peinture. En effet, certaines descriptions ou évocations laissent entrevoir des tableaux.
Frédéric Strauss, journaliste de Télérama, a écrit que le film Tous les matins du monde était « une succession de tableaux magnifiques et que le spectateur baignait dans une atmosphère picturale » dont les influences sont très diverses (peinture flamande et française du XVIIe et peinture française du XIXe).
Ainsi, les plans extérieurs et intérieurs sont presque tous composés comme des œuvres de grands maîtres. De là, la question de savoir quelles sont les influences picturales à l’œuvre dans le roman et le film. L’œuvre Tous les matins du monde (roman et film) est-elle un hommage à l’esthétique baroque ? Aux vues des diverses influences artistiques, est-elle un hommage à d’autres mouvements ?
Oui, le roman et le film sont un hommage à l’esthétique baroque.
Hommage à la peinture baroque
Fondateur du clair-obscur, Le Caravage exprime l’obscurité de la condition des mortels que seule la lumière divine peut éclairer.
Le clair-obscur permet un jeu sur les contrastes ombre/lumière et met en valeur les éléments que la lumière éclaire.
Connu pour le réalisme de ses peintures et le trompe l’œil que l’on retrouve chez le peintre Baugin (plat d’étain, Dessert de Gaufrettes), Le Caravage saisit le mouvement, l’instant comme une photographie.
Dans ses tableaux : importance de la couleur rouge qui exprime la violence// dans le roman, chapitre 8 : « brume rouge » ; « blessure qui saignait » ; « emportés par l’eau rouge »
« Il obéit aux leçons du Caravage. » écrit Quignard dans son étude sur G. de la Tour,
- par la présence de la couleur rouge : La Nativité, L’adoration des bergers, La Madeleine Pénitente ;
- par le clair-obscur, un clair-obscur différent associé au motif des bougies chez G. de la Tour : la flamme de la bougie éclaire l’obscurité.
Dans le film de Corneau, le spectateur est plongé dans le clair-obscur des peintures de G. de la Tour.
« Nous allons composer chaque plan comme si Baugin regardait dans l’objectif pour dessiner les scènes et que Georges de la Tour les éclairait à la bougie. » Alain Corneau
Par exemple dans la scène finale : les deux acteurs sont éclairés à la lumière de la bougie ;
- Les mains croisent la bougie à1h 37 min, 39 secondes.
- Les visages éclairés à la lumière seule de la bougie à 1h37, 44 secondes
Dans la pénombre de la « vorde », les visages sont mangés par l’ombre. La lumière se fragmente, prise dans le verre à vin ou les larmes qui roulent sur les joues des personnages. Ainsi, l’éclairage à la chandelle reflète l’état d’âme des personnages, en harmonie avec d’une part l’atmosphère méditative et mélancolique dans laquelle vit Sainte Colombe et d’autre part l’admiration de P. Quignard pour G. de la Tour.
« Tous les personnages qu’a peints Georges de la Tour sont immobiles, divisés entre la nuit où ils s’élèvent et la lueur qui les éclaire en partie. » P. Quignard – La nuit et le silence : Georges de la Tour
On retrouve l’influence de La Tour dans le personnage de Madeleine, directement inspiré de ses toiles, les deux portraits des Madeleines : Madeleine à la veilleuse et la Madeleine pénitente
Au chapitre VIII du roman, la descrption de l’atelier de cordonnier du père de Marin Marais (p. 30)
« La seule chose qui avait trouvé grâce aux yeux de l’adolescent le jour de son retour était la faible lumière qui tombait comme un fût de la boule à bougies accrochée très bas, juste au-dessus de l’établi et juste au-dessus des mains calleuses qui saisissaient le marteau. »
suggère un tableau de La Tour : Saint Joseph charpentier.
D’autres notations picturales dans le roman :
« Sa femme était déjà revêtue et entourée des cierges et des larmes. » p8, I. Film : 7min 24 secondes
« Quand il entendait pleurer durant la nuit, il lui arrivait de monter la chandelle à la main à l’étage et, agenouillé entre ses deux filles, de chanter. » p 11, II. Film : 15 min 52 secondes
« Il préférait rester seul, avec un chandelier, assis près de la table, ou avec un bougeoir, dans sa cabane. » p66, XXII.
ont pour point commun , la présence d’une flamme de bougie.Ces évocations sont transformées dans le film en long plans fixes, en tableaux que le spectateur peut contempler.
« Baugin a été le guide formel de tout le film. » A. Corneau
Quignard est l’homme qui a ressuscité le peintre baroque français Lubin Baugin, tombé dans l’oubli. C’est en partie grâce à lui que le genre pictural de la nature morte s’est développé en France. En effet, de nombreuses prises de vues jouent sur la ressemblance avec des Vanités.
Dans le roman et le film deux œuvres de Baugin sont omniprésentes :
Le dessert de gaufrettes,
(dans le roman : 1ère apparition de Mme de Sainte Colombe, chapitre 6 ; description du tableau + commande à Baugin p.26, chapitre 7./dans le film : fondu enchaîné + travelling arrière, éclairages modifiés : 34 min, 39 secondes.)
Cette vanité est aussi un tableau cinématographique : le décor a changé ; SC est immobile et contemple en silence l’œuvre de Baugin dans sa chambre, éclairé par une chandelle ; création d’un second tableau dans une mise en abyme cinématographique. (35min)
La dernière scène du roman présente une dernière fois cette vanité ; elle n’a plus la même fonction symbolique. Désormais elle sert de trait d’union entre les deux musiciens et consacre enfin la transmission de la musique du maître à son disciple, scellant leur réconciliation. La communion des deux hommes s’opère par le partage de la musique et du vin.
Nature morte à l’échiquier,
(roman p. 40, chez Baugin, description du tableau/ film : 49 min, 21 secondes.)
« Tout ce que la mort ôtera est dans sa nuit. Ce sont tous les plaisirs du monde qui se retirent en nous disant adieu. »
Sainte Colombe ajoute une conclusion à ce que montre le tableau ; il en tire la leçon qu’il transmet à Marin Marais.
Les « peintures coites » dans le film
Le genre de la vanité est présent dans un certain nombre des plans du film Tous les matins du monde : hommage au genre pictural de la Vanité.
Dans l’atelier de Baugin, la caméra dévoile successivement une nouvelle vanité à chaque plan. Ces tableaux sont à l’image de l’œuvre des grands peintres flamands : ils transforment le quotidien en œuvre d’art. Alain Corneau a recomposé des vanités existantes.
Plan suivant : mise en abyme éclairée « à la Vermeer » représentant Baugin en arrière plan en train de peindre une vanité dont les éléments sont disposés à la fois sous ses yeux et devant les yeux du spectateur.
Dans une autre séquence du film, on peut voir une quatrième vanité :
Lorsque Madeleine gît sur son lit, malade, la chambre est plongée dans l’obscurité et la poussière : annonce de l’obscurité du tombeau. Tout est triste et décomposé, terne.
Vanité aux pommes pourries. (1h 13min 08 secondes.)
Deux sources de lumière : la bougie et l’éclairage doré d’une fenêtre d’une arrière pièce qui crée un effet de profondeur.
« La chose que j’aurai toujours défendue, c’est faire revenir les atypiques, les asociaux, les féroces, les précoces, les fauves pour former un paradis, un parc à bêtes sauvages, un ermitage pour anachorètes. Je venge ainsi l’isolement que j’ai connu au sein de ma famille. C’est une façon de donner raison à l’exclusion initiale tout en maintenant, pour celui qui la subit, la possibilité d’être vivant. »
Interview pour l’Express.
Certaines scènes sont composées comme des tableaux des peintres flamands Johannes Vermeer et Pieter de Hooch.
Ces scènes évoquent des personnages à la fenêtre ou s’adonnant à des activités domestiques. Scènes très simples de la vie quotidienne que les peintres du XVIIe siècle ont su rendre sublimes.
« Ils prirent un bol de soupe et le burent, soufflant sur la vapeur qui l’enveloppait, en marchant dans les salles. » p.41, XII.
« Marin Marais regardait Madeleine de Sainte Colombe : elle se tenait de profil près de la fenêtre, devant le carreau pris de givre, qui déformait les images du mûrier et des saules. » p.37, XI.
On peut ici imaginer un tableau de Vermeer.
En effet, les peintres flamands placent souvent leurs personnages près d’une fenêtre qui est la source de lumière.
Dans la scène du bris de la viole : (film:53 min 02 secondes.) les personnages sont éclairés par la lumière de la fenêtre.
A noter : Les scènes qui réunissent Marin Marais et Madeleine sont souvent picturales. Ainsi , la scène du bris évoque une pietà (thème artistique de l’iconographie de la peinture chrétienne représentant la vierge Marie, mère pleurant son enfant qu’elle tient sur ses genoux, en l’occurrence le Christ descendu mort de la croix avant la mise en tombeau, la résurrection et l’ascension.)
Autre exemple de scène picturale dans le film : la buanderie (16 min, 51 secondes.) On remarque le jeu sur l’éclairage parcimonieux mettant en valeur chaque personnage occupé à différentes tâches : Guignotte repasse, Madeleine étend le linge et Toinette est accroupie. Vermeer aurait pu signer un tel tableau. Couleur dominante : camaïeu de gris et la lumière exalte le blanc du linge. Trois personnages féminins portent la coiffe blanche comme cela se faisait à l’époque et comme on le voit dans de nombreux tableaux flamands du XVII° siècle.
« Une vieille femme passa la tête. Elle portait une ancienne coiffe en pointe sur le front. » (dans l’atelier de Baugin, roman p. 40, chap.XII.)
Tzvetan Todorov, à propos des œuvres intimistes des peintures hollandaises du XVIIe siècle, écrit :
« La vie quotidienne n’est pas forcément joyeuse. Très souvent même, elle est étouffante. C’est comme une répétition de gestes mécaniques. C’est pour cette raison qu’on est tenté par le rêve, l’évasion. Les peintres la transforme alors de l’intérieur pour qu’elle renaisse illuminée de sens et de beauté. » Eloge du quotidien, essai sur la peinture hollandaise du XVIIe siècle
Dans le film : l’agencement des pièces de la demeure de Sainte Colombe rappelle un intérieur flamand aux murs couverts de boiseries, comme dans les tableaux de Pieter de Hooch., par exemple lorsque Marin Marais et Madeleine s’embrassent dans un vestibule ouvrant sur une enfilade de pièces (effet de profondeur) et que Sainte Colombe appelle Madeleine depuis le jardin, (film : 1h06 minutes, 22 secondes.), ou devant la porte de la chambre de Madeleine malade, Marin Marais et Toinette. (film : 1h 17min 04 secondes.)
Marin Marais découvre la beauté sensuelle de Toinette qui ressemble à un tableau de Rubens :
« Son corps était celui d’une femme ronde et épaisse. Après qu’ils se furent pris, à l’instant de passer sa chemise, nue, illuminée de coté par la lumière du jour finissant, les seins lourds, les cuisses se détachant sur le fond des feuillages du bois, elle lui parut la plus belle femme du monde. » (p.57, XVII.)
Insistance sur les rondeurs
Hommage à la musique baroque
Il est important de souligner le rôle du troisième homme du film, le musicien, gambiste espagnol, Jordi Savall. C’est lui et son élève Jean-Louis Charbonnier qui ont appris aux acteurs à feindre le jeu de la viole de gambe. Jordi Savall a interprété une partie des morceaux de viole de gambe présents dans le film. Il a dépoussiéré de véritables compositions que Quignard avait au préalable évoquées dans le roman. Parmi elles, celles de Lully, Couperin, Marais et Sainte Colombe.
De Sainte Colombe : Les Pleurs, Gavotte du tendre et le Retour.
De Marais : Improvisation sur les folies d’Espagne, L’arabesque, le Badinage et la Rêveuse.
De J.B. Lully : Marche pour la cérémonie des Turcs
De Couperin : Troisième leçon de Ténèbres
J. Savall a, de plus, interprété : Prélude pour M. Vauquelin, Une jeune fillette (d’après une mélodie populaire) et la Fantaisie en mi mineur d’après un anonyme du XVII.
Pascal Quignard a su ressusciter les oubliés du siècle baroque à travers des lettres, Alain Corneau à travers des plans cinématographiques composés comme des tableaux baroques et enfin, Jordi Savall à travers les notes et les clés des gambistes Sainte Colombe et Marais.
Tous les matins du monde est une œuvre tricéphale qui rend à la fois hommage d’une part à la musique des baroques français (Marais, Couperin, Sainte Colombe) et de l’italien Lully et d’autre part, à la peinture italienne, française, néerlandaise et flamande baroque.
Suite de l’exposé dans un prochain article...
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Dernière mise à jour : lundi 24 janvier 2022