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Publié : 15 novembre 2014
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Palmarès du Prix George Sand : 3ème prix à Grégoire AMATO

Elève de la seconde 506 du Lycée Grandmont de Tours

"Le doigt coupé"

Tout est noir. Tout d’un coup, j’entends le fracas des obus, les tirs de mortiers, les hurlements des soldats demandant de l’aide. Je vois alors les hommes tomber un à un, les membres arrachés, puis le sol gorgé de sang. Je me vois moi, dans une fosse créée par l’explosion d’un obus, près du corps d’un de mes camarades. Je suis anéanti. Je n’en peux plus, il faut que cela cesse, et il n’y a qu’une solution : je sors alors le poignard que j’ai trouvé sur un soldat allemand, je l’approche de ma main droite et d’un coup sec…

  Des voix me sortent de ma torpeur. Je suis allongé sur un brancard, terriblement faible et parcouru d’une douleur terrible. Cette même douleur semble venir de mon bras gauche. Pour voir quelle en est l’origine, je soulève mon bras. Mon bras n’a rien, ma main, par contre, est privée de l’un de ses doigts. À la vue de ce terrible spectacle, je me mets alors à me débattre furieusement mais je suis solidement réprimé par les brancardiers. Et, pour la seconde fois, je m’abandonne aux abysses profonds du sommeil.

  Le réveil est difficile, je suis allongé dans un lit, terriblement faible et incapable d’effectuer le moindre mouvement. À première vue, je suis dans une grande chambre d’hôpital, très sombre, remplie de blessés. Seule une lueur s’infiltre par une fissure en face du lit de mon voisin. Pas un mot n’est échangé, tous les patients dorment. Il règne dans cette immense chambre un calme inhabituel pour moi qui reviens du front. Seule la respiration rauque des malades ainsi que les quintes de toux viennent déranger le silence. Je me rends compte que je suis assoiffé. Je cherche à me redresser mais je suis trop faible et une horrible douleur me transperce. Je laisse échapper un juron que me renvoient les malades que je viens de réveiller. Tout à coup, des infirmières font irruption dans la chambre. La lumière achève de nous réveiller. On nous apporte de quoi manger et boire. Je me jette sur mon verre d’eau et en avale tout le contenu. Puis, le médecin vient nous examiner. Je comprends alors pourquoi je suis assoiffé depuis mon réveil ; j’ai dormi pendant trois jours et trois nuits sans manger ni boire ! La nourriture est vraiment meilleure qu’au front mais je ne réussis tout de même pas à terminer la maigre portion que l’on m’a apportée. Le médecin me recommande de ne pas bouger car la perte de mon doigt a entraîné une hémorragie. Beaucoup de repos sera nécessaire pour récupérer. La fatigue me rattrape après le départ du médecin. Je ne peux garder les yeux ouverts. Je m’endors. Peu de temps après, le réveil est atroce, je suis pris de brûlures insupportables à l’endroit de ma blessure, je me convulse de douleur. Tout ce bruit a alerté les infirmières qui me donnent alors un médicament pour calmer la crise. Mon voisin de gauche me tend du pain et de l’eau. Après l’avoir remercié, je lui demande son nom. Il me répond :
« Martin Boilard petit, j’suis d’la sixième compagnie, d’Paris. Ça fait bien six mois qu’je n’ai pas pu voir de mes yeux not’ belle capitale ! On était sur le front de Verdun et j’ai été blessé. Deux mois enfermé ici pour une fichue balle dans la quille, mais où va-t-on bon Dieu ! Et toi, comment qu’tas atterri ici ? ».

  Aïe, je dois absolument trouver quelque chose à lui dire, mais quoi ? Je lui raconte donc la seule histoire qui me vient à l’esprit : « Je me nomme François Murteau, et je suis de la cinquième compagnie. Nous étions sur Verdun également, mais lors d’une attaque, un éclat d’obus m’a arraché le doigt. Après, c’est le noir total, je ne me souviens plus de rien. » Il acquiesce, mais je vois dans son regard qu’il n’est pas dupe. Je décide alors de lui raconter toute la vérité cette nuit. Pourquoi ? Je ne sais pas. Il faut croire que je ne peux pas garder cela pour moi et que cet homme m’a l’air digne de confiance. Quelques heures plus tard, la nuit tombe sur le vieil hôpital, le rendant plus terne et froid que d’habitude. La grande fissure devant le lit de Boilard est enfin comblée par de vieilles chutes de tissu, afin que l’air glacial ne s’engouffre dans la pièce, tel un spectre venu tourmenter notre sommeil. Puis, après le dîner, la lumière est coupée, nous laissant dans les ténèbres. J’attends que tout le monde soit endormi pour commencer mon histoire :

   « J’étais un parisien comme les autres, jusqu’au jour où j’ai reçu ma lettre. Je ne suis plus tout à fait le même depuis. J’ai quitté ma femme et mon fils de quelques mois par un froid matin de décembre 1914. Je leur ai promis de rentrer le plus tôt possible et de leur envoyer une lettre par jour. Je les ai embrassés tous deux sur le quai de la gare, peut-être même pour la dernière fois ! ». Je soupire un instant, puis reprends mon récit : « Après notre départ, nous sommes allés dans le camp d’entraînement le plus proche pour apprendre à combattre. J’ai été affecté à la cinquième compagnie. C’est au camp que j’ai rencontré mes trois camarades, Jean la Brute, Pierre le Roublard et Louis. Nous étions inséparables. J’ai ressenti une vive excitation lorsqu’à la fin de la semaine nous sommes arrivés au front, où j’ai tué mon premier soldat ennemi. Aucun moment dans ma vie n’a été plus fort que celui-là, et chaque vie que je prenais, m’apportait un vil plaisir ! Mais, lors d’une attaque totalement absurde, qui n’aurait jamais pu aboutir car les forces ennemies étaient largement supérieures aux nôtres, Louis a perdu la vie. Je l’ai vu, et le vois toujours, son corps démembré par le choc, roulant au fond d’un trou d’obus. J’ai couru le plus vite que j’ai pu mais il était trop tard : un éclat lui avait transpercé la tête, il n’avait eu aucune chance de s’en sortir. Ah, que ce jour fut maudit, car le matin même, je n’ai reçu aucune nouvelle de ma famille. C’en était trop, je ne pouvais plus vivre dans cet enfer, où tout n’est que mort et sang. Je me suis décidé à sortir mon couteau de tranchée de ma poche et…tu connais la suite… »
 

  Le silence s’installe entre nous deux. Boilard est consterné par mon récit. Il hoche la tête, et me répond alors qu’il me comprend et qu’il me soutiendra en toute circonstance. Puis, la routine de la vie continue, les soins, les discussions avec mon nouveau camarade, puis encore les soins. Mais, une semaine plus tard, un général arrive dans l’hôpital. Grand, fier, imposant, il s’avance vers le médecin. Ils parlent un instant, puis le gradé s’avance vers moi. Il me demande de le suivre dans une autre pièce et il me pose quelques questions à propos de ma blessure. Sans un mot de plus, il quitte « L’Hôtel-Aux-Mourants », comme l’appelait Boilard. Deux jours plus tard, je reçois un recommandé m’informant qu’un conseil de guerre a eu lieu sans ma présence : je suis obligé de retourner au front pour « Mutilation volontaire ». On viendra me chercher dans l’après-midi. Le médecin me demande de commencer à préparer mes affaires. Je ne lui réponds pas. Je me tourne alors vers mon compagnon et lui tends la lettre, sans un mot. La tristesse nous submerge. Mais la haine, elle, domine ! Oui, la haine de cette injustice qu’a été ce conseil de guerre, la haine de la guerre elle-même ! Elle ne se limite pas à prendre la vie des hommes, elle leur prend tout ce qu’ils ont de plus cher ! Mais à ce moment-là, des soldats entrent dans le dortoir. Boilard s’interpose alors entre la troupe et moi puis essaie de négocier. Tout ce qu’il obtient, c’est un blâme. Je quitte donc l’hôpital, escorté par la troupe. Nous ne sommes pas très éloignés du front et j’entends au loin une grosse explosion, me faisant prendre conscience de mon retour imminent au combat.

   Plusieurs mois ont passé, j’ai retrouvé mes camarades. Mon arrivée au front a été difficile car tout le monde connaît la raison de mon retour. Pierre a accepté mon geste mais pas Jean, qui m’a alors traité de lâche. Je ne le vois plus à présent mais il reste en contact avec Pierre, ce qui me rend fou de rage.

  Aujourd’hui, nous sommes le 25 Mars 1917, et nous allons tenter une attaque sur la côte quarante-trois. Les combats de Verdun sont toujours aussi difficiles et meurtriers et mon doigt manquant n’améliore rien. Le Général en personne donne alors l’ordre de sortir, et l’horreur débute, une fois de plus. Les sifflements des obus, les tirs, les cris. Plus nous avançons, plus la mort fauche les soldats. Nous sommes totalement dispersés, je suis seul devant ce chaos, et je me mets à admirer le spectacle, cette splendide horreur. Tout à coup, j’entends trois explosions qui me sortent de mes rêveries. Un obus s’écrase derrière moi et le souffle de l’explosion me projette dans une fosse. Ma tête tourne, je suis gravement blessé, un éclat vient de me transpercer la jambe droite, et mon front saigne. Je ne peux plus bouger. J’essaie d’appeler quelqu’un à l’aide, mais tous mes efforts ne servent à rien, personne ne peut m’aider. Alors que je viens de perdre tout espoir de survie, j’aperçois Pierre, en dehors de la fosse. Je l’appelle :
   « Pierre, Pierre, je suis là, aide-moi, je t’en prie ! »
Il me répond simplement :
   « Crève, sale déserteur, Jean a raison, c’est ce que tu mérites, crever comme un chien ! »

  La haine emplit alors son regard, il me fixe quelques secondes, puis il détourne les yeux et part. La tristesse me déchire, et je pleure, au fond de ma fosse, comme un enfant qui aurait perdu sa famille. Je n’ai plus rien, la Guerre m’a tout pris, et maintenant c’est à mon tour, elle vient me chercher. Alors, les sifflements, les tirs et les cris deviennent plus lointains et ma respiration se calme. Je ferme les yeux.