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Publié : 14 novembre 2014
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Palmarès du Prix George Sand : 2ème prix à Léa MARDELLE

Elève de première du Lycée François Villon de Beaugency

" Edmund" 


  Plus qu’une minute. Juste une minute et sa vie changerait complètement. Il lui avait demandé d’être à l’heure. Il ne pouvait pas supporter un retard, plus maintenant. Il se rassit sur le banc bancal, qui servait d’arrêt de bus, pour la énième fois. Le jour était à peine levé et les lampadaires qui encadraient la rue principale étaient encore allumés. Ils diffusaient une lumière pâle sur les voitures qui s’alignaient en rang d’oignon au feu tricolore. Il avait été de ces personnes-là. Une personne névrosée, qui espérait que le feu ne passe jamais au vert, que les pneus de sa voiture crèvent, que par bonheur un quatre-quatre trop volumineux lui rentre dedans pour ne pas aller travailler. Car soyons clair. Les quatre-quatre sont des dangers ambulants pour toute personne se trouvant à proximité. Il aurait aimé posséder un tel véhicule. Quelque chose d’imposant, marquant son passage dans cette ville. Encore aurait-il fallu que la ville en question en vaille la peine. Séry. Sa vie se résumait à cela. Travailler à une heure de chez lui pour une compagnie d’assurance (qui de toute façon menaçait de le virer pour problèmes économiques) et rentrer le soir à Séry. Le travail aurait pu être une consolation, s’il n’avait pas fini dans ce trou paumé qui l’avait vu naître le 25 décembre 1969 à 8h59. Parce que bien évidemment, il n’avait pas pu naître à 9h précise pour simplifier les choses. Non. Il avait dû naître à 8h59, un 25 décembre à Séry.

   Ses parents étaient propriétaires d’une petite épicerie qui faisait la joie des habitants. Ils connaissaient tout le monde, tout le monde les connaissait, donc évidemment lorsque Mme Souche avait donné naissance au petit Edmund, toute la ville fut au courant. Dès sa naissance, il avait fait l’objet d’un intérêt soudain des habitants. Il avait mis ça sur le compte de la notoriété de ses parents, mais maintenant qu’il se trouvait ici assis sur ce banc, il réalisait qu’il avait été le brin de fantaisie qui était survenue dans leur vie si banale. En un sens cela lui avait bien facilité la vie. Les relations que ses parents entretenaient avec les habitants, lui avaient permis de trouver les petits boulots nécessaires au financement de ses études. Mais déjà tout petit, il rêvait d’autre chose. Et il ne manquait pas de le répéter à quiconque voulait bien l’entendre. Il avait peut être donné un peu trop d’espoir aux habitants de sa petite ville natale. Car même les personnes âgées qui d’habitude ne rataient jamais « Questions pour un champion », s’étaient déplacées pour voir le petit Edmund prendre son envol. Enfin, partir faire ses études. Des études qu’il faisait uniquement pour faire plaisir à ses parents et qui le frustraient au plus haut point. Mais il fallait se rendre à l’évidence, personne n’allait vous payer à rêver. Donc tout le village s’était rassemblé pour le voir partir à Paris. Chacun avait placé en lui une ambition, un espoir quelconque qui puisse l’élever au rang de superstar. Edmund s’était bien gardé de leur dire que l’Ecole Polytechnique n’allait pas vraiment lui faire gagner un Golden Globe, mais il savait pertinemment que personne n’y aurait prêté attention. Non pas parce qu’ils étaient trop stupides pour comprendre, ce qui n’était pas totalement faux cependant, mais surtout parce qu’il ne voulait pas briser ce moment de gloire, lui qui restait si souvent dans l’ombre. Il avait pour habitude de passer inaperçu. Quiconque est né un 25 décembre peut le comprendre. Toujours le même dilemme chaque année. Est-ce qu’on lui donne son cadeau d’anniversaire en même temps que son cadeau de Noël ou pas ? Généralement ses parents le glissaient dans ses cadeaux de Noël en faisant croire que le Père Noël avait pensé à son anniversaire. Il y avait donc un cadeau en plus pour lui mais il n’était pas dupe. Croire au Père Noël était une chose. Croire en un Père Noël généreux et clairvoyant en était une autre. Et peut-être était-ce ça le problème. Edmund avait toujours été intelligent. Du moins plus que ses parents. Ce n’étaient pas de mauvaises personnes certes, mais enlever l’eau du bocal à poissons, prétextant une soudaine inquiétude au sujet d’une éventuelle noyade, relevait quand même d’un manque de jugeote assez conséquent. Bon à l’école, il avait réussi ses examens pour rentrer à Polytechnique. Car il était doué dans ce qu’il faisait même s’il détestait ça.

  Edmund croisa les bras et jeta un coup d’œil à sa montre. La minute était passée et il était encore plus stressé. Il savait que les gens étaient rarement ponctuels, que ce n’était pas important et qu’il ne devait pas s’énerver pour deux misérables minutes de retard. Mais en fin de compte, pour lui, c’était très important. C’était deux minutes en moins pour savourer sa nouvelle vie. Et cette fille qu’il ne connaissait qu’à peine était déjà en train de la bousiller. Il fallait qu’il se calme. Il respira un grand coup et décroisa ses bras. Il s’accrocha aux bords du banc comme pour ne pas défaillir. Le buste penché en avant, il fixait les visages des conducteurs, juste devant lui, et essayait de deviner leurs pensées. Il n’y arrivait pas mais qu’importe, ça lui faisait passer le temps. La file des voitures continuait d’avancer. Edmund fixa le jeune homme qui venait de s’arrêter au feu rouge. Il ne devait pas avoir la vingtaine. Les cheveux frisés formant une boule difforme sur sa tête, de l’acné couvrant son visage du front jusqu’au menton, et les mains moites agrippées au volant de sa Renault 5. Edmund aurait pu se moquer de son expression complètement terrorisée, si ce n’avait pas été celle qu’il avait arboré 20 ans auparavant.

   C’était sa troisième année à Polytechnique. Sa dernière année, avant qu’il ne se lance dans l’univers impitoyable du travail pour ensuite revenir à Séry, la poitrine gonflée de fierté. Cependant, cette année, il avait peur. Deux années passées à Polytechnique et à présent c’était la dernière ligne droite avant que tout ne s’arrête pour de bon. Le quotidien, la routine, deux mots qu’il avait apprivoisés. C’était facile et il se complaisait dans le cadre rassurant de l’Université. Car à vrai dire, ses études finies, rien ne serait plus aussi facile. Il avait certes appris les clés d’un nouveau métier, mais c’était tout ce qu’il avait appris. Il n’avait aucune idée de la vie du dehors. Tout le village ayant placé un espoir en ce petit bout d’homme qui était effrayé à l’idée d’avancer, d’aller plus loin. Il se sentait pitoyable. Cette année, il fallait que cela change. Il avait avancé dans les couloirs de Polytechnique, la tête haute et la poitrine gonflée, en signe de révolte contre lui-même. Il aurait pu donner l’illusion d’un homme sûr de lui, s’il n’avait pas foncé dans une jeune fille sortant d’une salle de cours, la faisant tomber au sol. Il l’avait aidée à se relever, se confondant en excuses et avait été surpris par le ton froid et cassant qui lui répondit « ça va ». Elle n’avait même pas esquissé un sourire. Et il était resté choqué, en plein milieu du couloir par cette brunette aux cheveux courts, mal habillée et maladroite, au regard plein d’intelligence qui lui avait poliment dit d’aller se faire voir.

  Le garçon était parti depuis longtemps. Edmund continuait de fixer les gens dans leurs voiture, espérant apercevoir quelqu’un ressemblant un tant soit peu à la fille qu’il attendait même s’il ne savait pas du tout à quoi elle ressemblait. Il voulut regarder sa montre mais se ravisa. Il fallait qu’il se fasse à l’idée que sa nouvelle vie commencerait avec un peu de retard. Il était effrayé de faire le grand saut et pourtant il n’avait jamais été aussi sur de lui. Un bus s’arrêta devant lui et ouvrit ses portes. Le chauffeur lui fit signe de monter mais il secoua énergiquement la tête. Être assis sur le banc de l’arrêt de bus n’était peut-être pas la bonne solution après tout. Si tous les bus de la Région s’arrêtaient pour lui demander de monter, il louperait sûrement son rendez-vous car pris en pleine discussion avec un chauffeur, pour lui expliquer la raison de sa présence ici. Il fallait vraiment qu’il se calme. Lorsque le bus repartit, Edmund put apercevoir une affiche pour un cirque ambulant collé sur le côté. Une tête de clown affichant un sourire comme pour se moquer de sa situation. Il n’aimait pas les clowns, plus maintenant.

  Elle s’appelait Céline. Ils s’étaient recroisés plusieurs fois dans les couloirs de Polytechnique. Et non, il ne l’avait pas fait exprès. A part lorsqu’il l’avait suivi pour savoir dans quelle classe elle allait. Bon peut-être l’avait-il fait exprès deux ou trois fois. Mais ça en avait valu la peine, car ils s’étaient parlés. Enfin, elle l’avait dévisagé longuement puis avait décidé de prendre la parole, un peu gênée par l’attitude d’Edmund. Elle lui avait proposé d’aller boire un café et ils s’étaient racontés leur vie. Edmund écourtant la sienne pour pouvoir se délecter de celle de Céline. Elle faisait Polytechnique pour faire plaisir à ses parents comme lui, mais en secret, elle fréquentait l’atelier d’un vieux peintre qui l’avait pris sous son aile pour lui enseigner quelques techniques de dessin. C’était un monsieur maigre et barbu qui ne vivait que pour sa passion. Il n’avait pas un sou et ne s’en plaignait pas. Son maigre revenu dépendait de la générosité des passants, ou des demandes de quelques galeries en recherche de nouveaux artistes pour des expositions culturelles. Il s’appelait Richard mais tout le monde le surnommait « le clown ». Il tenait ce surnom de sa plus célèbre peinture qu’il avait dessiné sur la place Stravinski à Paris. Céline en parlait, une étincelle dans les yeux. En voyant ce regard si scintillant, Edmund lui avait demandé de le conduire jusqu’à ce vieux monsieur. Ils s’étaient placés un peu à l’écart au début, pour ne pas le déranger, puis Edmund s’était avancé pour mieux apercevoir les contours du dessin qui prenaient peu à peu forme sous ses yeux. Il avait souvent rêvé de grandes choses. En se baladant pour la première fois dans les somptueuses galeries du Louvre, admirant les copistes qui reproduisaient les œuvres des grands maîtres à la perfection, il s’était pris à s’imaginer peintre. Il s’était pris à rêver de sculpture, de poterie. Il aurait voulu pouvoir faire de sa vie quelque chose d’artistique. Un tableau tout en couleur. Et non pas un buste posé sur une étagère, le regard froid. Mais plus il avançait dans sa vie et plus il se sentait comme une figure posée dans un musée qui déclenchait des « oh ! » et des « ah ! » à quelques visiteurs qui préféraient tout de même aller contempler la Joconde qui restait mystérieuse et vivante à travers les âges. Cependant il était redescendu de son nuage. L’argile ça salit les mains et la peinture ne permettait pas de gagner un salaire suffisant. Surtout qu’il en était encore à dessiner des bonshommes bâtons. Edmund s’était penché pour regarder l’œuvre du clown. Une œuvre qu’il ne pourrait jamais dessiné. Edmund s’était retourné vers Céline et elle lui avait souri. C’était la première fois qu’elle souriait depuis leur rencontre.

  Edmund n’avait jamais su ce que ce vieil homme était devenu. C’était la première et la dernière fois qu’il l’avait vu, et Céline n’en avait plus jamais parlé. Ce souvenir lui déchirait les entrailles. Ce rêve qu’il refoulait de pouvoir faire quelque chose de spécial de sa vie le hantait toujours la nuit, mais il avait appris à ne plus y prêter attention. Cela faisait trop mal. Il fallait qu’il arrête de penser. Penser le faisait douter et il ne devait pas douter en ce moment. Mais qu’est-ce qu’elle fabriquait nom de Dieu ? Il regarda l’heure. Dix minutes. Elle avait dix minutes de retard. Edmund passa une main sur son visage. Il avait rencontré la femme la moins ponctuelle de France et il fallait qu’il s’y fasse. Il se prit la tête dans ses mains. Deux jeunes femmes ayant à peine la trentaine vinrent s’assoir à côté de lui. Edmund s’écarta tout en leur jetant un regard noir. Il n’avait pas besoin de deux dindes gloussant à chaque coup de klaxon qu’elles entendaient. Mais d’après ce que comprit Edmund, ce n’était pas la raison de leur joie. L’une d’elle arborait avec ardeur une bague à son annulaire, et l’autre exagérait chacune de ses exclamations pour cacher sa jalousie. Edmund soupira. Lui qui quittait sa femme pour une inconnue. Sa journée ne pouvait pas plus mal commencer.

   Après sa dernière année à Polytechnique, Edmund avait convaincu Céline de lâcher sa deuxième année d’étude pour partir avec lui en Australie. Une année entière. Ils étaient partis une année entière pour partir nager avec les tortues. Ils avaient ri pendant leur périple comme pour se moquer du monde. Et c’était ce qu’Edmund voulait. Montrer à la terre entière qu’il était plus fort qu’elle. Ils avaient travaillé aussi, à la sueur de leur front. Mais cela ne les avait pas gênés. Ils vivaient leur aventure à eux. En rentrant en France, ils avaient dépensé leur argent dans une galerie d’exposition en plein centre de Paris. Céline y exposait ses toiles et Edmund avait eu enfin l’impression d’une vie artistique. Par procuration certes, mais néanmoins artistique. Seulement voilà, la vente des toiles ne suffisait pas à renflouer les caisses et ils durent se résoudre à fermer boutique. Ils avaient vendu leur appartement parisien pour un beaucoup moins chic, non loin de Séry. Edmund était retourné voir ses parents. Le village avait été comme en deuil lorsqu’il avait annoncé qu’il était sans emploi car son projet de galerie avait fait faillite. Les personnes âgées étaient retournées regarder « Questions pour un champion » et les autres avaient tout simplement fait une moue de déception. Il avait même cru entendre la boulangère dire « Encore un qui va moisir ici ». Alors Edmund s’était ressaisi et avait trouvé un travail dans la compagnie d’assurance qu’un ami d’enfance dirigeait. Et il avait demandé Céline en mariage. Elle avait seulement acquiescé, avec un sourire pour lui montrer que cela lui faisait plaisir, mais sans réel enchantement. Lorsqu’il eut annoncé la nouvelle de son mariage aux habitants, ce fut comme si il avait regagné leur estime. Ils s’étaient dits « oui » dans la petite église de Séry. Tout le village avait été présent même si Céline avait affirmé ne vouloir inviter que les familles respectives et les amis proches. Elle qui voulait un mariage simple et intime, elle avait été surprise de voir débarquer des gens qu’elle ne connaissait pas. Mais elle n’avait rien dit.

   Edmund n’avait pas remarqué tout cela. Non, il n’avait pas réalisé qu’un acquiescement ne suffisait pas à répondre à une demande en mariage. Il n’avait pas réalisé qu’elle avait dit « oui » non pas par amour mais par politesse. Il n’avait pas réalisé que le fait que sa femme fasse la tête toute la cérémonie était significatif de son envie de ne pas s’engager. Non il ne l’avait pas réalisé sur le moment. Il n’avait compris tout cela que plus tard. Et les deux copines étaient toujours là, à côté de lui sur le banc à s’extasier. Ne pouvaient-elles donc pas afficher leur bonheur ailleurs, sur un autre banc ? Il avait besoin de réfléchir et ces deux dindes commençaient à lui taper sur le système avec leur stupide bonheur. Lui qui essayait depuis vingt ans de trouver le sien. Après un énième gloussement de la future mariée, Edmund explosa et lui hurla que sa bague était moche et que son mari avait sûrement dû l’acheter dans une brocante car c’était la crise et que personne ne pensait à se marier avec les coûts faramineux que cela impliquait. Que de toute façon il avait dû la demander en mariage pour payer moins d’impôts ou pour lui faire plaisir mais que dans tous les cas c’était un imbécile, et que si elle ne partait pas tout de suite de ce banc il lui ferait manger sa bague en toc. Elles n’avaient pas protesté et étaient parties sans demander leur reste. Edmund était essoufflé. Il n’était pas habitué à crier. Il fallait vraiment qu’il se calme. « Et voilà, je transpire… Tant pis elle n’avait qu’à être à l’heure l’autre connasse ». Ça devrait être interdit par la loi d’arriver en retard à un rendez-vous si important. Il se leva et contourna l’abri de bus. Elle pouvait très bien arriver par une autre route. Son regard se posa sur une affiche publicitaire ventant des couches pour bébé. Il se radoucit.

  Laura était née. Elle était vraiment magnifique. Edmund en était fier. Il avait enfin sa raison de vivre. Céline quant à elle, lui avait reproché tous ses kilos en trop qu’elle n’arrivait pas à perdre. Durant la grossesse, elle avait été invivable et Edmund avait tenu le coup uniquement parce que selon lui cela en valait la peine. A la naissance de Laura, Céline n’avait pas pleuré. Elle l’avait juste tenue dans ses bras pour ensuite la coller dans les bras de son mari en lui souriant. Et cela avait suffi à Edmund. Ils s’étaient disputés sur la couleur de la chambre, les habits de la petite, la nounou, l’école… En d’autres termes, toute conversation se transformait en dispute. Céline sortait les crocs, en étant la plus méchante et la plus agressive possible, remettant la faute sur Edmund qui n’avait de toute façon que des mauvaises idées. Les disputes s’enchaînaient les unes après et les autres et Edmund fermait les yeux pour ne pas voir que son mariage ne tenait pas la route. Céline lui reprochait chaque jour de nouvelles choses et il encaissait, se disant que tout irait mieux le lendemain, que c’était juste une passe difficile que tous les couples devaient surmonter. Alors il se raccrochait à sa fille, pour ne pas sombrer.

  Il détourna le regard. Finalement, la vision de cette affiche ne faisait que lui rappeler son échec. Sa fille était grande depuis bien longtemps maintenant. Et à quoi se raccrochait-il ? A une femme qu’il ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam et qui n’était pas fichue d’être à l’heure quand on le lui demandait. Il ne pouvait plus se raccrocher à personne. Il avait besoin d’air, d’espace, de quelque chose de nouveau. Et c’était compliqué et dévastateur. C’était dur de se mettre au pied du mur et de regarder en face toutes les choses qu’il avait échoué dans sa vie. Il ne se sentait pas la force de partir et pourtant, il partait quand même. Sans le vouloir vraiment. Il subissait comme il l’avait toujours fait. Il subissait ses envies et cela lui convenait. Il ne savait pas faire autrement de toute façon. Il se rassit sur son banc. Il attendrait toute la journée s’il le fallait, il ne bougerait pas d’ici. Il croisa les jambes et se remit à contempler les gens dans leur voiture. Un homme en costume gris clair, les cheveux poivre et sel avec des lunettes de soleil par temps pluvieux, hurlait au téléphone.

  «  Ne pars pas comme ça alors que je suis en train de te parler Edmund ! Celui-ci s’arrêta et grinça des dents lorsque Céline prononça son prénom. Il la regarda dans les yeux, elle qui lui hurlait dessus depuis une bonne demi-heure déjà.
- Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? répliqua-t-il avec froideur.
- Je veux au moins savoir ce qui te prend de vouloir le divorce comme ça, du jour au lendemain. Céline croisa les bras en signe de mécontentement.
- Tu le demandes vraiment ? Edmund éclata d’un rire sarcastique. Je ne pensais pas que tu étais aveugle à ce point.
- Tu ne m’aimes plus ? demanda Céline feignant une voix douce et calme pour apaiser son mari.
- Tu vois même ça tu n’y arrives plus, répondit-il, un sourire de compassion sur les lèvres.
- Qu’est ça veut dire, « même ça » ? Son ton était redevenu cassant. Elle s’était braquée comme d’habitude.
- Ça ! Minauder comme si on s’aimait encore comme au premier jour. Cette conversation l’exaspérait au plus haut point.
- Dis tout de suite que je suis hypocrite, tant que t’y es ! Elle prenait tout mal comme à son habitude. Edmund aurait pu tenter d’être moins direct mais au point où ils en étaient, il valait mieux jouer cartes sur table.
- Tu l’es, affirma-t-il.
- Je te demande pardon ?
- Tu l’es, hypocrite. Tu ne voulais même pas te marier. Tu m’as fait croire le contraire pour me faire plaisir. Tu n’as rien dit. Et voilà où nous en sommes. Je ne comprends même pas pourquoi nous sommes restés ensemble après Laura.
- Mais parce que c’est plus simple, finit par lâcher Céline, c’est plus facile c’est tout. »

   Alors c’était donc ça. La facilité était la base même de leur mariage et Edmund s’en rendit compte. La relation qu’il entretenait avec Céline avait toujours été tumultueuse. Remplie de disputes et de compromis, et pourtant ils étaient restés ensemble malgré tout. Elle était aussi belle que lorsqu’il l’avait rencontrée. Les mêmes cheveux courts, le même regard plein d’intelligence. Mais quelque chose avait disparu. Peut-être cette créativité qui l’avait tellement attiré au départ. Elle avait été la matérialisation de ses désirs, de ses espoirs. Mais à ses yeux maintenant, elle n’était plus que la pâle réalité. Une femme qui s’était mariée sans en avoir envie, qui avait eu une fille qu’elle ne désirait pas vraiment, et qui vivait avec un homme qui ne la comblait pas vraiment. A cet instant, l’idée du divorce paraissait totalement absurde à Edmund. Que ferait-il sans Céline ? Il ne connaissait qu’elle. Il avait toujours eu peur de l’inconnu. Est-ce qu’il aurait la force de tout recommencer ? Non, après tout le mieux à faire était de se taire et de fermer les yeux. C’était bien plus facile.

  Edmund fixait ses mains. La facilité. Il avait passé vingt ans de sa vie à vivre dans la facilité. Et cela ne lui faisait plus rien. Enfin, cela lui laissait toujours un goût amer dans la bouche mais cela ne faisait plus mal. Il n’avait rien à se reprocher. Il n’avait fait de mal à personne. Il s’était juste oublié. Mais ce n’était pas grave car tout recommençait. Il sourit. C’était facile de partir sans un mot. Il aurait pu affronter Céline mais il aurait été tenté de tout abandonner. Alors oui il partait. Et pour la première fois, il ne subissait plus cette facilité, il l’assumait pleinement. Oui, il allait fuir Séry et ses habitants qui voulaient vivre leurs rêves à travers lui. Ce n’était pas son rôle. Certes, cela pouvait paraître égoïste, mais il s’en moquait. A partir de ce moment même, il vivait pour lui dans cette facilité qu’il acceptait pleinement.

   Bon nombre de ses amis lui avait vanté l’efficacité des sites de rencontres pour changer de vie. Alors il s’y était inscrit. En cachette bien sûr. Il ne voulait pas donner lieu à une autre dispute entre lui et Céline. Il savait que les chances étaient faibles, ayant la quarantaine, de trouver une relation fiable mais il n’avait plus rien à perdre de toute façon. Alors il passait des heures entières à s’enfermer dans son bureau prétextant un dossier important à rendre pour se connecter sur son site de rencontre. Il parlait régulièrement à une femme qui lui avait envoyé un message seulement quelques jours après son inscription. Et enfin, il retrouvait le sens du terme « aimer quelqu’un ». Peut-être était-il trop désespéré ? Peut-être s’emballait-il trop vite ? Mais désormais, il ne se posait plus ce genre de questions. C’était fini. Son couple était fini. Et Laura était à l’âge où la moindre question entraînait une altercation qu’il n’avait plus la force d’affronter. Il n’était pas si vieux pourtant. 45 ans. Seulement à chaque fois qu’il se répétait son âge, il sentait comme un poids sur ses épaules, lui criant qu’il était plus près de la retraite que de l’adolescence. Alors il se lançait. Si ce n’était pas maintenant, ce ne serait jamais. Il parlait à cette femme qui lui était totalement inconnue. Il apprenait à la découvrir, à l’apprécier. Ils se trouvaient de nombreux points communs notamment au sujet de l’art. Discutant parfois des heures entières de tout et de n’importe quoi. Edmund avait trouvé la perle rare. Il se coupait du monde. C’est ce qui le poussa à inviter son interlocutrice et depuis qu’il avait reçu une réponse positive, il ne tenait plus en place. Il se faisait sûrement des films, mais il voulait tellement que ça marche. Une nouvelle vie. Céline s’était étonnée de le voir comme ça. Aussi joyeux avait-elle dit. Eh bien oui, Edmund était joyeux. Joyeux et libre. Il se voyait déjà partir de la maison, laisser sa femme pour partir de l’autre côté de la planète.

   Mais pour cela il fallait qu’il la rencontre et elle ne venait pas. Edmund regardait sa montre. Impatient, fébrile. Au moindre bruissement de feuilles, il se retournait espérant voir apparaître une ombre qui lui annoncerait la venue de son rêve. Il l’attendait depuis si longtemps. Il se rassit pour la énième fois sur son banc. Pour éviter le regard des automobilistes, qui le scrutaient depuis un petit moment déjà, il tourna la tête et il la vit. Elle était venue. Il se releva, s’épousseta le pantalon, remonta le col de sa veste, vérifia sa coiffure dans l’écran de son téléphone puis se ravisa lorsqu’il remarqua une jeune adolescente faire de même sur le siège arrière d’une des voitures arrêtées au feu. Il rangea son téléphone dans sa poche et releva les yeux. Il l’avait espérée blonde pour qu’elle se différencie de la femme à qui il était marié depuis maintenant vingt ans, mais elle était brune. Tant pis, il préférait les brunes de toute façon. Il distinguait ses formes. Elle était svelte et portait une robe. Il sourit. Elle s’était faite jolie juste pour lui. Pour lui. Il ricana devant le ridicule de la situation. Il garda la tête baissée pour prolonger le suspense. Une boule dans son ventre commençait à se former. Il releva la tête pour enfin rencontrer les yeux de celle qui partagerait sa vie à l’autre bout de la planète. Son visage. Brune, les cheveux courts, une lueur d’intelligence dans le regard et la bouche ouverte en un hoquet de surprise.

Céline.