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Publié : 12 novembre 2014
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Palmarès du Prix George Sand : 1er prix LEP à Thibaut GABORET

élève de seconde ASSP du Lycée des métiers Jean Mermoz ( Bourges).

"Génétique"

   J’avais fait tomber son vase. Il était cassé. J’avais peur à l’idée ce qu’elle allait me faire. Mon père était absent, j’étais seul face à elle. Elle s’approcha de moi. La gifle claqua, me faisant chuter en arrière. Ma tête heurta le sol. Je me fichais à présent de ses cris et de ses coups. Au moment du choc, je lâchais la petite voiture que je tenais dans ma main. Ce qui m’importait en cet instant, c’était ce petit jouet, aussi stupide que cela puisse paraître, j’avais la sensation qu’il était indispensable à ma vie. Il roulait doucement vers la porte entrouverte de la cave et tandis que je sombrais quelques instants dans un brouillard d’inconscience.

   Un instant après, je rampai jusqu’à l’escalier sombre. Je me redressai petit à petit pour descendre jusqu’à la cave où j’aperçus ma voiture. J’entendis tout en haut la porte claquer : elle m’avait enfermé. Peu m’importait. J’allumai. Dans le fond de la cave se dessinait une autre pièce avec une porte que je n’avais jamais remarquée. Elle faisait environ deux fois ma taille, vue de mes yeux d’enfant. Fabriquée dans un bois solide, imposante, elle dégageait quelque chose d’intimidant et de mystérieux.
   Je luttai mais ma curiosité était trop forte. Je posai ma main gauche sur la poignée, mon jouet dans la main droite. Je m’apprêtais à tourner la poignée quand soudain, mon père apparut et me prit dans ses bras. Surpris, je lâchai mon jouet qui de nouveau roula sur le sol. Il rit puis me dit d’un ton plus grave que ce que je m’apprêtais à faire ne devait jamais être fait, que j’étais trop petit et que je ne devais pas ouvrir cette porte. Jamais.
   Malgré son sourire, je me doutais qu’il était on ne peut plus sérieux. Puis il me déposa au sol, me prit par la main pour me faire remonter de la cave. J’avais peur de cette femme qui m’attendait là-haut mais, comme s’il avait pu lire dans mes pensées, mon père répliqua une phrase qui se grava dans mon crâne, à jamais : « Ne t’inquiète plus, désormais, je te protège ».
    En remontant, il me tendit la petite voiture que j’avais perdue et me donna mon goûter. Je me rendis compte que les morceaux du vase avaient été enlevés et que ma belle-mère n’était plus là, contrairement à toutes ses affaires personnelles.... Mon dernier souvenir d’enfance. J’avais 7 ans.
     Ma vie ? Calme, paisible et absolument sans intérêt. Sans le moindre sentiment, ni émotion, sans aucune spontanéité. Je calculais, anticipais tout, constamment. Une vie ennuyeuse mais sûre. A 17 ans, j’avais planifié jusqu’à mon futur salaire, mes longues études, mes diplômes... Je n’avais plus qu’à avancer dans ce couloir du temps que je m’étais édifié. Ma vie, triste pour certains.
     Je me souviens de ce fameux après-midi où j’avais fini les cours un peu plus tôt. La ville était en fête, de la musique à chaque coin de rue et malgré cela je me sentais tendu, oppressé. Durant le peu de distance entre l’école et mon domicile, j’avais la nette impression d’être suivi. Je lançais un regard en arrière. Une erreur. Ils étaient cinq ou six et en moins d’un instant ils étaient tous devant moi, me bousculant de l’un à l’autre. Je chancelais puis m’écroulais. J’avais peur. Une sensation que je n’avais pas anticipée... Tel que je me souviens, le reste fut brouillon : deux coups au visage, un regard de haine... L’un des plus brutaux m’avait soulevé par le col, et m’avait remit debout pour me plaquer contre le mur, et soudain le temps s’était arrêté, j’avais senti quelque chose de froid s’enfoncer dans mon estomac. Le brouillard total. Une douce torpeur dans mon crâne.
    Deux ou trois images et sensations reviennent en « flash » parfois  : le choc de ma chute au sol, eux, qui couraient, et mon sang chaud, que je ne vis pas mais que je sentis couler lentement. Une femme s’était approchée, paniquée, mais essayant de conserver une façade de calme pour ne pas m’angoisser, ses lèvres bougeaient mais je n’entendais pas le son de sa voix, le froid qui envahissait mon corps, la sirène de l’ambulance je crois, puis les pleurs de cette inconnue et... plus rien. Le néant total et cette grande fatigue.
    
Le « quelque chose de froid dans mon estomac » était une lame, mais je ne le sus qu’après. Elle était l’élément déclencheur, la fin et le début de quelque chose. Quelque chose de nouveau.

37, 12, 25 : les chiffres qui, gravés désormais dans ma mémoire, sont le message que la vie m’a apporté, la preuve de mon ignorance la plus totale  :

   37 jours dans un coma, 12 points de suture qui parcourent mon ventre depuis ce temps et 25. 25 personnes sont venues me voir et elles étaient toutes là à mon réveil. Des amis, de la famille, un professeur et des gens que je ne connaissais pas mais qui, eux me connaissaient...
   17 (ans), 37 (jours), 12 (points de suture), 25 (personnes), tous ces chiffres...
Jusqu’à présent, j’avais envisagé la vie comme une douleur à supporter au mieux, à anticiper, à calculer. Je ne vivais pas, je me contentais d’exister simplement. Désormais je ressens chaque émotion, principal moteur de ma joie de vivre. J’aime la vie, mais sans calcul car quand on aime, on ne compte pas, évidemment.
Désormais je ne dirais pas que, à 17 ans et à 200 mètres de chez moi je me suis fait poignarder, mais juste qu’après un accident, les gens avaient été là pour moi. Et que ce jour était le premier de ma nouvelle vie.
   Depuis, je répondais à ce besoin oppressant d’écrire ce que je ressentais. Ce flux d’émotions, comme une hémorragie, couché sur papier grâce à ce « sang noir » que je répandais sur le papier : l’encre. J’écris à peine rentré chez moi encore et encore, partout, tout le temps. L’écriture s’imposait à moi. Instinctive. L’envie d’écrire devenait besoin, une dépendance, une addiction. Ma vie était encre et je noircissais ainsi des centaines de feuilles. Comme si de toute ma chair, je me devais d’accomplir ce qui désormais tombait sous le sens. Ces sensations et émotions constituaient quelque chose de fort, de tout nouveau : une inspiration.
Parfois, quand ma plaie était trop douloureuse pour bouger, j’en profitais pour penser calmement. Je m’interrogeais sur ceux qui m’avaient fait ça... Qui sont-ils ? Que font-ils ? A quoi pensent-ils et pourquoi m’ont-ils fait ce qu’ils m’ont fait ? Et de plus en plus fréquemment, la même pensée traversait ma tornade spirituelle : la Vengeance. Retrouver mes bourreaux et les éliminer un par un.
   Et depuis, quelques murmures assez flous jusque-là devinrent bel et bien distincts. A chacun son écho, chacun ses remords et ses regrets. A chacun son... Passager noir...
   Quelques mois plus tard, tard le soir, à l’heure où tout le monde dormait, j’entendis un bruit à l’extérieur. Un miaulement intriguant. Poussé par ma curiosité, je sortis quant au bout de quelques minutes j’aperçus un chat sauvage qui devait rôder, pris dans les ronces, la patte antérieure coincée. Il était là, bloqué, à tirer comme un forcené pour recouvrer sa liberté. La suite était logique, comme déjà écrite. Dans un battement de cœur furieux je m’approchais de lui, le saisit par la gorge et le serrai de mes deux mains tout en le soulevant de terre. Utilisant toutes mes forces, je me sentis puissant. La victime devenait bourreau. Je reçus un coup de griffe qui entaillait ma joue et qui fit rapidement couler sur mon visage une goutte de sang. Et ce murmure permanent... « Achève-le. »
   Et puis, le corps inerte s’effondra sur le sol. Je creusai un trou, y déposai « cette petite mort » et une fois fait, je souris, satisfait.
   Effectivement, c’était le début de quelque chose de nouveau.
Élève modèle, écrivain torturé et petit tueur sociopathe à ses heures. Mes émotions et sentiments s’engluaient de Haine, progressive, et à la Satisfaction face aux résultats de ce qu’elle engendrait.
   Le lendemain de mon geste initiatique, ma seconde belle-mère me demanda d’aller lui chercher un objet dans le garage. Une fois à l’intérieur, sifflotant, l’esprit tranquille, je fouinais ici et là quand mes yeux se posèrent sur un vieil outil. Le temps se figea. L’inspiration de sa nouvelle « vie » m’apparut. Une révélation. Je le saisis, et le glissa dans ma poche, manche dehors. Je revins à la maison, et me retrouva face à face avec ma belle-mère, qui, s’apercevant que je n’avais pas l’objet demandé m’asséna une gifle sans délai. Elle s’emporta comme à son habitude. Puis, tout comme lors de mon agression, tout redevint brouillard, presque imperceptible. Je frémis, ses cris de rage n’étaient plus qu’un bruit de fond. Je voyais mon sang gonfler mes veines qui parcouraient mes poings fermés. Soudain, une idée me traversa l’esprit au mauvais endroit, au mauvais moment. Je ne regardais déjà plus que ce fameux outil que je saisis discrètement dans ma main droite. Une poussée d’adrénaline, une envie morbide et je me remémore l’ultime geste, qui la condamna à une déferlante. Je levai le poignet qui tenait fermement ce marteau quand...
   Mon prochain souvenir était ma vision d’elle, étalée misérablement dans son sang, défigurée. Je souris, essuyai le sang chaud qui avait giclé sur mon visage d’un revers de manche et regardant le léger filet de sang qui coulait encore de mon marteau. Plus flegmatique que jamais, je descendis à la cave pour me rafraîchir. Ma belle-mère en avait fait ma chambre, dans un élan de sa grande bonté. Entre moisissures et insalubrité. Je me plaçai face à l’un des débris de miroir qui ornaient ma chambre et soulevai mon tee-shirt pour y entrevoir ma cicatrice. Ce n’était pas très beau à voir. Quelques points avaient sauté lors du meurtre. Mes gestes assez brutaux avaient eu raison de cette plaie. Quoiqu’il en soit, je la fixai un moment et me dis qu’au final, si je ne m’étais jamais fait poignarder, je n’aurais jamais connu ce sentiment de Haine et jamais je ne me serais rebellé face à cette piètre figure d’autorité. Je m’emplis d’une certaine fierté.
   Un dernier regard dans mon miroir de fortune et mes yeux s’arrêtèrent sur le dessin de la porte dont j’avais renoncé à baisser un jour la poignée. Une porte un peu dans l’ombre, à laquelle on ne faisait jamais vraiment attention. Mais c’était elle, la porte. Celle dont on ne parlait jamais. Cette porte derrière laquelle mon père passait beaucoup de son temps. Je me souvins qu’il me l’avait interdite depuis mon plus jeune âge. A ce moment, il était au travail, à gérer son agence de sécurité, je crois. Par pur esprit de contradiction, bravant l’interdit mais toujours dans l’appréhension, je posai ma main gauche sur la poignée, le marteau toujours bien ancré dans ma main droite et réfléchis. Après mon acte, je me sentais fort et rien ne pouvait m’arrêter. Et ce n’est pas sans une certaine tension que je tournai la poignée, le cœur battant, et tirai la porte de toutes mes forces. Et ainsi je dévoilai ce lourd secret, que mon père gardait depuis, je pense, toute ma vie, ou la sienne.
Une fois la porte ouverte, j’aperçus le trésor d’une vie. Je m’esclaffai un moment et gardai un sourire sincère : je vis en premier, ma première belle-mère. Ma belle-mère et d’autres. Sept femmes. Il y avait sept cadavres de femmes pâles, pendues par les pieds dans des cabines de Formol accrochées au plafond. La petite pièce était très sombre sans aucun éclairage, morbide à souhait. En fin de compte, j’étais soulagé. Je pensais à mon père « Meurtrier à la Barbe Bleue » (question de porte évidemment) et tout devint clair, d’une logique implacable. Je trouvais enfin un sens à ma vie, l’origine de ce que je suis. Car à ce moment, un seul mot parvint à mon esprit : « GÉNÉTIQUE ».
   Comme il avait l’habitude de le faire, la voix de mon père retentit soudain dans mon dos. Comme si je savais qu’il était là, je l’écoutais.
« Je t’ai toujours protégé, fils. Toujours. Je te l’ai promis ».
Au moment où je voulus me retourner pour le voir, il était déjà parti. Encore au travail je suppose ou bien j’avais dû rêver. Bref, je n’y pensais déjà plus lorsque j’allais me coucher. Je m’effondrai sur le lit avec cette journée à graver dans le marbre.
   Le lendemain, je remontai après quelques petites heures de sommeil et passai devant le corps duquel commençait à émaner les premières odeurs de putréfaction. C’était le matin je crois car je me souviens être allé me verser un bol de céréales et m’asseoir devant le corps pour réfléchir. Ma Haine était éteinte et mes pensées étaient à nouveau claires.
    Une heure plus tard, l’idée d’aller voir ma mère me traversa l’esprit. Je décidais de ne pas en parler à mon père, sensible au sujet.
    Je me rendis à l’hôpital, calmement pour trouver la chambre de ma mère. La 1906, je venais la voir une fois par semaine voir plus si j’avais le temps. Mon père m’avait dit qu’elle avait subi une agression en pleine rue par un psychopathe... Quoi qu’il en soit, j’errais un peu dans l’allée jusqu’à trouver sa chambre. Une fois trouvée, j’ouvris la porte et pénétrais dans la pièce. Une odeur d’encens à la lavande se répandait dans la pièce. Ma mère était là, allongée sur son lit. Elle était dans le coma depuis neuf ans. Et malgré son repos artificiel, je la trouvais toujours aussi belle qu’avant. Du moins dans le peu de souvenirs que j’avais d’elle. Je demandai à l’infirmière de me laisser seul avec elle. Avec respect, elle me salua et s’exécuta, laissant derrière elle cette ambiance étrange propre aux hôpitaux. Atmosphère de pesante solitude avec un soupçon de mort inexorable.
   Ma mère, allongée là devant moi, faible et fragile. Elle était la quintessence de la douceur et de la tendresse. J’avais tant de souvenirs avec elle, des souvenirs à « portée d’esprit » mais que je n’arrivais pas à atteindre. Sa voix me manquait, même si, je l’avoue, je ne savais me la rappeler exactement.
   Combler mes oublis. Je vis avec cette perturbante sensation qu’un mur s’était immiscé entre moi et la vérité d’une réalité que seul mon esprit détient. Quoiqu’il en soit, je m’assis à ses côtés et perdis mon regard à travers la fenêtre et ce ciel, gris. Un corbeau se posa devant la fenêtre quelques instants plus tard, et semblait me regarder, de son oeil sombre. Je me mis à le fixer aussitôt et me demandai juste quelques secondes quelle aurait été ma vie si j’avais été un corbeau : je planerais avec un regard triste mais vicieux jusqu’à comprendre que les vices sont cieux. Survoler ce monde en toute discrétion. Je sortis de cette réflexion. Je me rendais compte que jamais le monde n’avait été aussi mal. Les guerres, l’irrespect des cadets pour leurs aînés, l’égoïsme progressif de la population, l’augmentation démographique qui n’arrangeait en rien, la faim dans le monde, une technologie que nous ne contrôlons pas toujours, des hommes qui n’ont pas de réels concepts bel et bien définis de Liberté.
    L’Homme est un animal, fait de chair et de sang. D’idées et de rages. D’envies de pouvoir, d’envies de savoir. Au fil du temps nous avons perdu de cette colère. Est-elle domptée ? Non, cachée par ce que l’on nomme la civilisation.
Soudain, j’eus une réflexion aussi lamentable qu’amusante. Je me souviens avoir pensé qu’aux débuts de l’Humanité, l’homme était capable de tuer un mammouth à l’aide de vulgaires morceaux de bois et qu’à notre époque certains avaient peur de pauvres petites araignées.
     Ainsi l’ignorance et la peur de se perdre en leur propre conscience pousse le peuple à être naïf. A croire qu’il a le choix. Le choix s’impose. Le choix est une illusion.
     Ma mère disait : On a toujours le choix. Je ne crois pas qu’elle me dirait ça, aujourd’hui. Avait-elle le choix, elle d’être plongée dans le coma par celui qu’elle aimait ? Ce système corrompu par l’ignorance ? Je n’avais pas la moindre éducation. Je ne sais pas très bien lire, ni compter mais pourtant je savais écrire et réfléchir. Ce qui manque cruellement à beaucoup.
      Cela n’est pas suffisant. Je n’ai pas ma place, je n’ai pas trouvé ma voie et n’ai aucun but. Je ne vis pas mais me contente d’exister simplement. Une sorte d’errance à travers les méandres de mon esprit, les limbes d’une mémoire en déséquilibre constant. A croire que le Ciel avait besoin de se défouler de ses années d’échec sur l’évolution humaine, sur un piètre homme sans aucune importance...
Cette réflexion me suffit pour aujourd’hui. Il commençait à se faire tard, je me devais de rentrer. Environ une heure plus tard, j’arrivais devant chez moi tout en m’apercevant que j’avais fait l’erreur de laisser la porte ouverte : quelqu’un était entré. Une fois à l’intérieur, j’aperçus mon père ainsi que sa sœur. Elle, était là pour une raison que je me devais connaître, dans la cuisine, et le corps de ma belle-mère dans le salon, dans la pièce d’à côté. Mais je me contrefichais de ce qui pour moi n’était qu’un petit détail. Mon père et elle s’ignoraient, faisant comme s’ils n’existaient pas l’un pour l’autre. Sans un regard ni un mot. Ce petit jeu était très immature mais je ne dis rien, ce n’était pas mon problème. En général, ma tante était un peu trop franche à mon goût et à mon souvenir je n’ai jamais pu l’apprécier sincèrement.
     Me voyant entrer, elle me dit, comme si nous étions forcément obligés de parler de quelque chose :
« Je viens d’arriver. Ça sent le rat mort ici, ça se voit que tu vis tout seul ! »
Et mon père ? Il y a toujours mon père évidemment et je tenais à lui rappeler.
- Oui, oui, ton père il est dans notre cœur à tous... dit-elle rapidement, presque d’un ton blasé.
    Dans nos cœurs à tous ? Pensais-je. L’emploi de cette expression était assez étrange. Inapproprié.
- Tu sais bien que j’étais en froid avec ton père... Surtout depuis qu’il...
« J’étais ? Dans nos cœurs à tous ? » continuai-je à penser. Intrigué.
« …depuis qu’il est devenu violent. Si ta mère est morte je te rappelle que c’est de sa faute. »
« Que… » laissais-je échappé offusqué.
« Ne fais pas semblant, arrête de te mentir, tu la connais la vérité. Ton père n’a jamais été un tendre, et tu le sais ».
    Oui effectivement, je la connaissais la vérité. Elle me percutait, me revenait enfin, je me souvenais de lui. Je me souvenais de cette soirée, où les cris de ma propre mère m’avaient conduit à descendre de ma chambre, avec ma petite voiture. Je me souvenais tard le soir, de ses coups si forts sur ma propre mère... J’étais là. Là, quand la façade de leur amour mutuel s’est effondrée pour laisser à mes yeux innocents leur haine à nu. Je les regardais, sans qu’ils me voient. Il l’avait tuée face à moi, je devais avoir 6 ans. Un souvenir que je m’étais efforcé d’enfouir.
Une question me vint alors à l’esprit ...
    Qui était cette femme que je suis allé voir à l’hôpital si ma mère n’était plus ? Qui est couchée dans la chambre 1906 ?
    J’étais comme englué dans un cauchemar que je ne contrôlais et ne comprenais pas. Elle n’avait peut-être aucun rapport avec moi. Je m’étais menti.
« Dans notre cœur à tous... »
Pourquoi dit-elle ça, pourquoi de cette façon ?
Soudainement, je décidai de m’adresser à mon père, dans la pièce, à haute voix.
« Pourquoi dit-elle ça ? »
   Il était derrière moi, je le savais, je le sentais alors je me retournai pour qu’il assume pleinement la réponse à ma question. Je me souviens lui avoir demandé si tout cela était bel et bien la vérité, et à ce moment précis, je le vis faire ce que jamais il n’avait fait devant moi : baisser les yeux.
   Puis il se redressa fièrement et me fusilla du regard pour m’ordonner sans raison :
« Tue-la, fils. C’est toi l’homme de la maison maintenant »
    C’est toi l’homme de la maison maintenant...
Cette phrase résonnait dans mon esprit tel un écho qui dissipa ce brouillard, cachant mes peurs et brisant mes propres illusions. Je continuai à me souvenir.
Me souvenir de ma mère qui, entre deux coups, en pleurs, balbutiait qu’il avait tué sa sœur ici-même.
     Après le meurtre de ma mère que mon père avait commis, la police était là. Dehors. Pour lui. Je compris que ma mère avait dénoncé mon père et que là était la raison de son excès de violence. Mon père, meurtrier sociopathe, pervers narcissique et misogyne. Après sa fureur, il me vit, me chercha, et se planta face à moi, les mains en sang. Ainsi il me dit ces mots, graves et sincères, dans un calme absolu : « C’est toi l’homme de la maison maintenant, allez va te cacher à la cave, gamin ». Puis il se releva, et fit demi-tour pour sortir de la maison. Il était parti se rendre pour me protéger ou bien peut-être pour sa bonne conscience. Avant d’obéir à mon père, je regardai par la fenêtre et vis les forces de l’ordre le plaquer au sol avec brutalité pour le menotter. Ensuite, je ne le revis plus jamais.
    Je compris, après avoir perdu mon innocence si rapidement, que ce monde punissait les hommes comme lui. Et à l’époque il y avait encore la peine de mort dans ce pays. Alors, j’en déduis qu’il était mort en prison.
    Si mon père est véritablement mort alors ... Alors je suis fou.
Qui est cet homme que j’appelle « Père ?! ». La sœur de mon père me tira de mes rêveries, qui n’avaient duré pourtant que quelques secondes :
« A qui parles-tu ? »
    Je me retournai et non, il n’était plus là, pas là. Il n’avait jamais été là ...
Soudainement je compris.
« A personne »
    Je me souviens des moments où mon père m’affirmait qu’il me protégeait, et je lui faisais confiance. Mais à ce moment-là je me rendis compte que finalement il n’y avait que moi pour veiller sur moi-même. Je m’étais menti, bercé d’illusions, pendant toute une vie. Alors que la vérité, je l’avais toujours su. A force de solitude, j’étais devenu fou. Je vivais donc seul depuis près de 9 ans. Voilà pourquoi ma tante était là, c’est elle qui me donnait de quoi vivre. Nourriture, eau... Je me souvenais enfin.
     Elle était là, face à moi et n’avait aucune idée de tout l’empire d’illusions qu’elle venait de détruire en moi. J’aurais préféré ne pas savoir, vivre le reste de ma vie dans mes propres mensonges, m’efforcer d’oublier. Soudain le brouillard emplit mon regard et une haine envahit chacun de mes battements de cœur. Je sentis monter l’adrénaline, je serrai les dents et allai dans le salon, où le corps sentait cette fois réellement mauvais. Je n’essayais pas de me cacher car pour moi il était clair que ma colère ne pouvait pas m’échapper. Le cadavre commençait à pourrir et des larves grouillaient sur la chair putride, aussi pâle que l’ivoire. Le sang s’était noirci. L’air en était presque irrespirable. Indifférent à cette horreur qui encombrait le salon, je ramassai mon marteau imprégné de sang et le serrai à m’en blanchir les phalanges. J’arrivai dans la cuisine, je ne la lâchai pas des yeux. Rage de cette vérité, rage de ce monde, rage d’avoir perdu mon père à nouveau, rage de voir que mes efforts pour corrompre mon esprit furent vains.
    Elle m’aperçut, capta le pic d’émotion qui émana de moi, vit le sang sur le marteau et comprit mon noir dessein. Elle ne savait comment réagir, elle était tétanisée de peur. Elle n’eut, dans la panique que le pauvre reflexe de me gifler. Ma tête se désaxa sur la gauche. Aucune douleur. Pitoyable. Je retournai la tête pour la regarder dans le fond de ses pupilles, puis je levai le bras pour l’abattre sur son front avec fureur. Elle s’effondra lourdement sur le sol alors que je me repositionnais pour la frapper encore et encore. A chaque coup, j’entendais mon père qui me criait « Achève-là », « Oui parfait, continue ! ». A chaque coup, je voyais son crâne s’ouvrir en une gerbe de sang, et la vie la quitter ou plutôt la Mort la posséder de plus en plus.
    Une fois ma rage passée, sentant ma force diminuer peu à peu, je la regardai, satisfait, essoufflé. Mon père était là, bien que je sois conscient de son absence physique. Je savais maintenant qu’il n’était que ma conscience, ma tentation, mon instinct des plus bas. La source du mal qui m’habitait. Son apparence comptait moins que sa présence dans son essentiel et sa pureté. J’avais besoin de lui. Comme un corbeau sur mon épaule qui me chuchotait les malheurs du monde.
Soudain je pensai à une chose. Je courus à la cave, et me précipitai à la porte Je l’ouvris et regardai le corps des sept femmes, pendus. Je me mis à penser que... Si mon père était mort et qu’il n’y avait que moi ici... C’était forcément moi. J’étais l’auteur de ces meurtres. Une certaine fierté s’empara de moi. Mais qui étaient-elles ? Pourquoi les avoir tuées ? Pourquoi que des femmes ?
    Étais-je par hérédité un de ces sociopathes misogynes ? Je rentrai dans la petite pièce sombre, sans fenêtre et examinai l’établi sur la gauche, seul meuble de la pièce. Dessus se trouvait toute une panoplie de marteaux et un sceau d’eau plein de sang d’où la surface était caillée. Le sol était d’un rouge noirci, fait de sang et de morceaux de restes humains.
    A force d’observation, j’arrivais à distinguer sur chaque réservoir, une petite étiquette.
« Femme des Service sociaux - Morte le 19 Juin- 13 ans »
« Passante trop curieuse - Morte le 16 avril - 14 ans ».
    Je constatai encore une fois mon absence totale d’émotion envers les corps de ces femmes atrocement mutilées.
    Je me souvenais de mes moments de pure folie, presque schizophrène. Ces moments où j’avais cru que toutes les femmes voulaient remplacer ma mère, ces moments où je ne pouvais supporter ne serait ce qu’une parole d’elles, où je les vis toutes comme une potentielle belle-mère, remplaçante de celle que je ne pouvais oublier.
    Fou, j’étais fou.
    Quelle était ma vie ? Où en étais-je ? Qui étais-je ? Étais-je une sorte de sociopathe génétique condamné à tuer ces femmes ? Misogyne à cause de mon père qui les haïssait ?
    Je ne pouvais pas supporter cette vérité. Je ne me rappelais qu’à peine mon propre nom. Ma tante m’avait gardé sans jamais me scolariser pour me protéger, sinon on aurait immédiatement fait le lien avec l’enfant disparu du tueur en série que tout le pays connaissait désormais. L’affaire à l’époque avait été très médiatisée. Mon père avait été reconnu comme l’un des premiers véritables sociopathes de cette ère. Qu’il ait un fils aurait été catastrophique, le Mal étant reconnu comme génétique. Je décidai de remonter au rez-de-chaussée quand, avant de partir, je posai le regard sur un bocal tout au fond de la pièce :
« Caroline - 19 Juin - Petite Amie - Enceinte - 17 ans »
     Je me souvenais d’elle... Au fond de mon âme quelque chose s’éveilla, quelque chose de blessant. Je chassai le souvenir de sa mort. Mon esprit s’obscurcit à nouveau, définitivement. Je voulais, je devais l’oublier.

    En sortant de la pièce, je me surpris à ressentir un arrière-goût d’erreur et d’amertume. Une sorte de vieille culpabilité refoulée.
    En remontant, je vis le corps de la sœur de mon père étendue sur le sol de la cuisine. Encore un corps. J’ai toujours eu du mal à la considérer comme ma tante, à me faire à l’idée de famille, de fratrie. Elle a donc toujours été pour moi « La sœur du paternel ». Tranquillement, j’accomplis mon petit rituel, je me versais un bol de céréales et m’accroupis devant cette nouvelle victime, dont le sang commençait à ralentir sa course hémorragique et réfléchis. Je me souviens m’être mis à rire tout seul en imaginant, dans la probabilité où la police connaissait ma véritable identité et mon petit rituel, le nom qu’aurait pu me donner les journalistes : « Céréal Killer ». Je ris pendant cinq bonnes minutes, seul comme il m’arrivait souvent.

    Il m’avait fallu plusieurs heures pour estimer que je ne pouvais pas être un sociopathe misogyne mais seulement un gamin sans éducation un peu perdu dans un monde qui le rejette. Une sorte de môme capricieux qui pique des colères constamment. Des colères certes brutales mais le juste reflet de ses états d’âmes. Je m’imaginais de plus en plus souvent à une vie normale. Mais les gens tels que moi ne pouvaient pas avoir de vie normale. Caroline en était la preuve.
    C’était vrai hier, c’est vrai aujourd’hui et cela le sera demain.
J’avais faim de la Vie mais j’avais une terrible soif inassouvie de la Mort.
Ce soir, après mûre réflexion, j’allais changer ma vie.
    J’allais me rendre aux autorités. Comme l’avait fait mon père. J’allais jusqu’au téléphone fixe, poussiéreux et composai le numéro. Quelques secondes plus tard, je me rappelais que depuis bien longtemps le téléphone fixe ne marchait plus ainsi que la lumière ... Je ne suis pas censé être là, présent, vivant.
Je pris une feuille, un stylo et écrivis. J’écrivis comme autrefois, pour libérer mes pensées. J’écrivis tout ce dont je me souvenais. Encore et encore... Souvenir sur souvenir, meurtre sur meurtre... Ma quête était la source d’une inspiration nouvelle. Créatrice d’idées nouvelles et de révélation de ses propres instincts.
Je me rappelle finalement mon arrestation, à la tombée de la nuit. Ainsi que la violence de la police pour me plaquer au sol, réaction plus que normale. Et à me menotter, bras dans le dos. Comme l’avait été mon père : tel père, tel fils.
Au tribunal, mon avocat, commis d’office m’affirma que je devais absolument jouer la carte de la folie pour écoper d’une peine plus légère en hôpital psychiatrique. Oui j’étais bel et bien fou.
    Mais je leur fis part de ma lucidité évidente, car peu importaient ma peine et son lieu. Quelle que soit la personne, à partir du moment où elle ne pense pas comme eux, doit-elle être considérée comme folle ? Combien, autrefois ont été pendus ou fusillés pour leurs idées innovatrices ou révolutionnaires ? Ce monde ne me comprenait pas et ne me comprendrait jamais. Alors à quoi bon. Toute défense aurait été futile. Tous s’agitaient comme si nous étions sur une grande scène théâtrale : les jurés, le juge, les avocats, les familles de mes victimes. Je les méprisais de jouer le rôle que leur imposait le monde sans broncher, sans même s’en apercevoir. Chacun de mes mots aurait été superflu. Alors lors du jugement, je les ai éclaboussés de mon silence. Je n’étais pas tiraillé par ma conscience mais la vie m’ennuyait désormais et j’avais trouvé enfin mon but. Passer un message, mon message au monde. Je ne recherchais ni gloire ni fortune. Mon but était simplement d’éveiller les consciences à « la différence ». Grâce à moi, le pays s’interrogeait à nouveau sur l’application de la peine de mort. Pendant des mois et des mois, ils me gardèrent en prison pour savoir si les bourreaux devaient m’exécuter. Finalement, la décision fut rejetée par le conseil de I’Union. Je ne fus que condamné à une prison de haute sécurité.
    La notoriété de mon père fut vivement relancée, mais avec la découverte de tous les corps de mes victimes, ma signature criminelle éclipsait aisément la sienne.
    Ainsi si vous lisez ceci c’est que vous avez trouvé ma biographie, parmi mon recueil de poèmes. Voilà la fin de ces premières pages, où je tenais à vous expliquer le pourquoi du comment, ce qui vous aidera à comprendre certainement mes textes.
    Et bien entendu c’est que vous m’avez trouvé, inerte, pendu dans ma cellule dans la prison d’Helgen. J’écris ces mots avant mon suicide et espère ainsi que l’encre versée ne l’aura pas été en vain, mais est entre de bonnes mains. A vous de prendre la relève, amis.
    Avec toute mon amitié, votre fidèle serviteur : Thomas Corvus.

Comprenez qu’il n’y a peut-être pas d’ombre sans lumière,

Mais il n’y a pas de lumière sans une certaine part d’ombre.
Et si toute la vérité vous intéresse vraiment,
Prouvez-le, trouvez mon autre recueil et adhérez au changement.