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Publié : 12 novembre 2014
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Palmarès du Prix George Sand : 1er prix LEGT à Samuel GORNARD

élève de 2nde du Lycée Grandmont de Tours

"Derrière ses yeux"

   La guerre, c’est toute une histoire. Il y en a à qui ça plaît, à d’autres moins et à certains pas du tout, comme moi, par exemple. Je m’appelle Frantz Höppen Aümer, soldat d’infanterie de l’armée allemande, et la guerre me pourrit la vie plus qu’autre chose. Je ne suis pas un de ces fiers soldats, comme mon ami Ulrich Munts, pour qui la guerre est une occasion de prouver sa bravoure et son courage, au risque d’en mourir, pour défendre son pays et espérer être éventuellement récompensé et reconnu comme héros de la guerre. 

  Nous sommes en l’an 1916, et cela fait deux ans que j’ai été arraché à ma femme, à mes enfants, à mes livres, et à tout ce que j’avais, pour partir à cette foutue guerre défendre des intérêts qui ne sont pas les miens. Que les dirigeants se battent entre eux s’ils le veulent, mais qu’ils laissent les civils qui n’ont rien fait et s’entendent bien avec tout le monde ! C’est que, voyez-vous, à l’âge de trente-quatre ans, j’enseignais dans l’école de mon village, et je n’avais aucune animosité particulière contre les Français et les Anglais, et tout le monde, en fait. Je pensais que la guerre ne pourrait pas m’avaler moi aussi, en tant qu’enseignant, mais étant donné ma carrure de sportif et mes aptitudes, ils ont décidé de me remplacer par un vieillard sénile et de m’envoyer là-bas. Remarquez, ça semble juste. Ça n’allait pas être le vieux qui pouvait combattre à ma place, et plus je réfléchis, plus je me dis que même si la guerre me répugne, ma place est ici, à défendre mes amis, mes camarades, qui souffrent autant que moi dans ces tranchées abjectes, sales et boueuses, où règnent la morosité et la dépression, dans une odeur affreuse de poudre à canon et de sang. On dirait que la Mort elle-même a établi ici aussi son empire dévastateur, nous prenant les uns après les autres sous le feu ennemi.
 Il y a un an, une partie de notre unité a péri dans une embuscade meurtrière alors que nous explorions une tranchée. Ceux qui ont survécu ont été scindés en plusieurs groupes, dont le mien, sous les ordres du caporal Koparz. Nous étions douze au total, des soldats expérimentés et adroits choisis pour être une sorte d’atout contre l’ennemi. Il y avait quatre de mes amis dans ce groupe : Ulrich, dont j’ai déjà parlé, Kinger, l’ombre d’Ulrich, qui rêve aussi de gloire et de patriotisme, Philps, un jeunot résigné qui se battait comme une machine, et enfin Alexander, mon meilleur ami, que je connais depuis la primaire.
     Alexander et moi rêvions d’une fin de guerre rapide et simple sans gagnants ni perdants, tandis qu’Ulrich et Kinger voulaient à tout prix gagner et écraser l’ennemi sans lui laisser une chance de se remettre. Philps, lui, s’en fichait et ne voulait que rentrer chez lui, gagnant ou perdant. Néanmoins, hormis ce petit litige, nous nous entendions à merveille, et au front, personne ne nous résistait, tant nous étions soudés, agiles et efficaces. Par conséquent, notre renommée dans l’armée allemande était immense, nous avions gagné beaucoup de médailles et autres décorations et on nous chargeait de toutes sortes de missions spéciales, que, sans nous vanter, nous réussissions toutes. C’est pour cette raison que le caporal Koparz fut appelé pour que notre unité réalise la tentative d’invasion d’une tranchée française dans laquelle se trouverait apparemment un des généraux français les plus influents et importants. Le Kronprinz disait que de sa capture relevait sans doute l’obtention d’un point stratégique primordial, car l’avoir vivant nous permettrait d’obtenir d’importantes informations, et ces informations seraient assez précises pour que nous avancions de manière singulière sur le front. Cette perspective enchantait donc nos amis Ulrich et Kinger, mais nous laissait de marbre, Alex et moi, car nous avions désormais l’habitude de ces missions, et qu’en ayant déjà fait des centaines, le spectre de la guerre avait effacé de nos esprits toute conscience de nos actes. Nous ne nous préoccupions désormais plus que de notre sort.
    Nous sommes donc partis le matin du 5 septembre 1916 en direction du front sud, dans une région française appelée « Franche-Comté ». C’était dans une de ces tranchées que se trouvait le général Dapiret, notre cible. Détours et arrêts fréquents obligent, nous ne sommes arrivés dans la tranchée que le soir, pour nous installer. Nous étions tous les douze prêts lorsque Koparz nous appela. Nous sommes donc réunis dans le baraquement principal de la tranchée, et le caporal nous fait face, devant une carte de la zone. Il se racle la gorge pour réclamer le silence, puis donne ses instructions :
   « Soldats, commence-t-il, vous avez été choisis par l’état-major de notre grande armée, placés dans cette unité créée par l’Empereur lui-même. Par cette mission, vous devrez faire honneur à votre rang, montrer que vous le méritez, bon Dieu ! Alors voici comment vous allez procéder pour capturer ce snobinard de Français. »
 Il commença à donner ses explications, tactiques et stratégiques, le moment où nous commencerions notre offensive, par où nous allions passer pour atteindre la première tranchée, les positions ennemies et toutes les informations techniques nécessaires à cette mission. Il nous fallait être discrets, pour que le général ne s’enfuie pas, mais une fois dans la seconde tranchée, là où il se cachait, il ne pourrait plus nous échapper et serait à notre merci.
    Alors que j’écoute attentivement, une voix s’élève, qui se trouve être celle de Philps.
« Et qu’est-ce qu’on y gagne, cette fois-ci ?
Koparz ainsi que tous les autres se retournent vers lui. Le caporal répond alors avec un sourire satisfait :
-La paix. Si vous réussissez cette mission, vous repartez chez vous. C’est tout. »
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine alors que je regarde mes amis. Alexander semble aussi heureux que moi, Philps ne paraît pas troublé par la nouvelle, tandis qu’Ulrich et Kinger semblent déçus de ne pas pouvoir participer à la fin de la guerre. Mais je suis trop heureux pour me soucier d’eux.
La Paix ! Enfin …
   Après tout ce temps, les portes de l’Enfer se rouvraient non loin de moi, apparemment décidées à me laisser sortir, et ne se dressait sur le chemin qui y menait que ce misérable Français. Vu mon niveau de compétence, il ne ferait pas le poids, et sa capture serait réglée en trois coups de baïonnette. La lumière de la Liberté filtrait à travers ces portes, à travers la brume noire de la guerre, vaporisant les ténèbres autour de moi. De là à dire que j’étais rentré chez moi, il n’y avait qu’un pas.
    Le briefing terminé, nous pûmes regagner nos quartiers pour la nuit, et ainsi dormir avant d’aller envahir la première tranchée française. Chacun se choisit une paillasse, rangea ses affaires dans de grosses malles au pied des lits et se coucha. Il fallait qu’on essaye de dormir. La tranchée était bien gardée. Une seule erreur, et c’était la mort. Aveuglé par la perspective de la paix, je n’avais pas songé un seul instant que cette mission pouvait être la dernière, dans tous les sens du terme. Sous les obus, les balles qui volaient, les furies ennemies, les tirs de mitrailleuse, je pouvais mourir. Sheisse ! L’espoir abat plus de gens qu’il n’en sauve. Mais il faut garder la tête froide, rester méthodique et garder comme objectif la capture du général. La mort me fera moins mal si je n’ai pas envisagé la paix avant.
 Je suis assis, seul dans mon lit. Je ne peux pas dormir. Heureusement, au bout de plusieurs heures, je sombre dans le sommeil.


   J’ouvre les yeux. Où suis-je ? Je ne le sais pas. Je flotte dans le noir. J’essaie de bouger, mais je n’y arrive pas. Effrayé, je me rends compte que ce qui tient lieu de sol se dévoile, s’éclaire peu à peu, et du son me parvient. Je prends soudainement conscience de l’endroit où je suis : je vole au-dessus d’un champ de bataille ! Allons bon, la guerre me poursuit jusque dans mes rêves, maintenant. Ça ne finira donc jamais…
   Au-dessous de moi, la bataille fait rage, les combats se déroulent dans un bruit de guerre infernal. Des soldats, allemands apparemment, sont en train de progresser difficilement vers une tranchée française. On dirait notre mission du lendemain. Mais d’ailleurs, c’est notre mission ! C’est moi, là, en bas, à côté de Philps ! C’est surréaliste.
  Je nous regarde un instant, slalomant entre les trous béants et la chute des choses monstrueuses qui les créent, entre les balles et leurs tireurs, entre les cadavres et les flaques de sang. Soudain, j’aperçois quelque chose d’horrible. Derrière nous, un soldat ennemi tente de se faufiler et dégaine son arme. On ne le voit pas. J’essaye de crier pour nous avertir, par réflexe, mais rien ne se passe, aucun son ne sort.
 Le Français tire, et je ne peux détourner mon regard du spectacle affreux qui s’offre à moi. Je vois la balle frapper lâchement Philps dans le dos, le sang jaillir et mon ami s’effondrer. Heureusement, le moi du rêve réagit rapidement et abat l’autre avant de se pencher sur Philps ; mais c’est trop tard, il est mort, et d’une mort stupide.
   La violence de ce meurtre m’a réveillé en sursaut. Je suis atterré, mais je prends soudain conscience que ce n’est qu’un rêve, causé par cette guerre qui me traumatise. Il est temps que ça cesse, parce que je n’en peux plus. D’ailleurs, ce rêve m’empêcha de me rendormir, et je restai ainsi éveillé jusqu’à l’aube.
   Le lendemain, nous étions prêts très tôt. Tous devant les échelles, nous sommes parés à l’assaut. Le caporal siffle, et nous sommes partis. Arrivé dans le no man’s land, je me rends compte que je suis seul avec Philps, et que nous sommes en train de courir vers l’avant en évitant les tirs et les obus. Tout ceci a une impression de déjà vu, et cela m’inquiète. Soudain, une intuition me fait me retourner. Derrière nous, un soldat brandit son arme et tire sur mon ami, qui n’a pas le temps de réagir. Il s’effondre alors dans une gerbe rougeâtre. Je hurle, et aussitôt Philps est vengé. Le Français mort, je me penche sur le corps de mon camarade, mais je ne peux que confirmer sa mort.
 
   Dans la fin de la matinée, la première tranchée est prise. La mort dans l’âme, je m’installe dans les baraquements. Tout le monde a été touché par la mort de Philps, mais rien n’arrête la guerre, surtout pas la mort d’un simple soldat que tout le monde oubliera si ce massacre s’arrête un jour. Je suis écœuré, mais il faut que nous finissions cette mission.
    Nous passons l’après-midi à élaborer la suite de notre plan. Cette région a été isolée par une percée de notre armée, et le général Dapiret ne pourra pas s’enfuir avant après-demain soir. Tout ayant été mis au point, nous allons nous coucher, tôt. Je m’allonge, triste et fade, dans l’espérance de passer une meilleure nuit que la veille. Juste avant de m’endormir, je réalise avec effarement que la mort de Philps s’est déroulée exactement comme dans mon rêve.


   Je me réveille à nouveau en sursaut. Je prends alors conscience que je ne suis pas dans la réalité, d’abord parce que je flotte dans un ciel grisâtre, ce qui est impossible en soi. Ensuite, la personne que j’aperçois dans ce qui semble être une tranchée en contrebas, je crois bien que c’est moi. Je suis en train de marcher pour rejoindre le reste de notre escouade. C’est l’attaque du lendemain qui se déroule sous mes yeux ! Mon corps flottant est soudainement troublé par un objet tombé du ciel. Je baisse les yeux pour constater avec stupeur que c’était un obus et que la terre propulsée par son explosion vient juste d’engloutir la totalité de mon équipe, y compris le caporal ainsi que tous mes amis. Le seul survivant, c’est moi, dans la tranchée et qui ai assisté à toute la scène. Je tombe alors à genoux, et le rêve se termine. Je me réveille alors en sueur et mets de longues heures à me rendormir, hanté par le souvenir affreux de cette hécatombe.


   Au matin, un coup de sifflet du caporal, encore bien vivant, me tire de mon sommeil. Je suis fatigué, mais il faut quand même assaillir cette tranchée. Nous nous regroupons donc dans le baraquement principal afin de passer rapidement en revue notre plan d’action. Nous nous mettons ensuite en mouvement vers les échelles qui nous mèneront vers l’enfer. À mi-chemin, je me rends compte que j’ai oublié mon briquet, porte-bonheur dont je ne me sépare jamais.
   Alors que je le ramasse sur la table, mon rêve me revient violemment en tête. Je me mets alors à courir ventre à terre pour rejoindre les autres au plus vite. Si Philps est mort alors que je l’avais rêvé la nuit d’avant, cela veut peut-être dire que mes camarades sont en danger.
   J’arrive aux échelles alors que les copains sont en train de se préparer à monter. Je hurle :
« Partez, vite ! Un obus arrive, il va s’écraser et vous allez tous mourir ! Je vous en supplie, fuyez !
Mais personne ne m’écoute. Seul Alexander s’approche de moi, et me dit :
-Tu es sûr que ça va ? J’ai bien peur que la mort de notre ami t’ait complètement chamboulé !
-Non, ce n’est pas ça, je sais qu’un obus va s’écraser, il faut qu’on s’en aille !
Il n’a pas le temps de répondre que résonne la voix de Koparz :
-Aümer ! Dohms ! Revenez vous battre ! Nous sommes à plus de trois cents mètres de la tranchée ennemie, comment voulez-vous qu’un obus s’é… »
Il ne termine pas sa phrase. Sa voix a couvert le son de la mort qui arrivait, et maintenant tout le monde est recouvert de terre, comme déjà dans la tombe. Nous avons eu beau creuser, nous ne trouvions que des cadavres.


    Dans l’après-midi, nous sommes tous deux rattachés à une nouvelle escouade : le Kronprinz tient à son Général. Dans la chambre où nous sommes parqués, Alexander me demande :
« Comment as-tu fait pour voir ça ?
Sa voix tremble, nous sommes atterrés par la mort subite et lâche de nos amis, Ulrich et Kinger.
-Je ne sais pas. Je le vois, c’est tout. Si ça se trouve, je suis fou. Ce ne serait pas étonnant, avec cette foutue guerre.
-Tu fais quoi si tu rêves à nouveau ?
-Je ne sais pas, et je n’espère pas. »
Nous nous couchons. Je mets encore de longues heures à m’endormir, ressassant encore et toujours la scène horrible dont j’ai été témoin deux fois.


    Je n’ose pas ouvrir les yeux. Je sais que je suis ailleurs, je ne sens plus le matelas sous moi. Au bout de quelques minutes, je prends mon courage à deux mains, et je regarde la nouvelle vision. Et c’est encore pire. Je suis au-dessus d’une tranchée, nimbée de fumée noire. Je finis tout de même par la reconnaître, au vu de la situation que je distingue en bas : c’est notre objectif du lendemain, la tranchée où se réfugient ces lâches de Français. Le combat fait rage, les balles sifflent et les corps tombent. Je me cherche du regard, et constate avec un haut-le-cœur que je fais l’objet de cette vision, car je m’aperçois très vite, entouré d’un halo de lumière pâle. Je cours en zigzaguant dans la tranchée, sûrement à la recherche du général. Je tombe soudainement face à un Français, armé. Je m’arrête de respirer, et regarde la scène. Au loin, des voix crient victoire, la capture du général, apparemment. Mais le moi du rêve s’en fiche, il reste devant son Français, à le regarder. Aucun ne bouge. On dirait qu’ils sont en train de faire le bilan de leur vies dévastées : l’un va mourir, et l’autre portera ce poids toute sa vie. Ils échangent encore un regard, et je les vois s’emparer de leurs baïonnettes. Je ferme brusquement les yeux, et ne les rouvre qu’au son d’un coup de feu. Les deux protagonistes sont à terre, et la balle que j’ai reçue me fouaille le cœur. Je me dis que c’est fini, que je suis mort, et une larme roule sur ma joue alors que je suis happé par les ténèbres.


   Me voilà désormais dans la tranchée. Tout se passe comme je l’avais rêvé. Je n’ai en tête que la mort qui s’approche.