Dans le Quart livre (1552) de Rabelais, récit allégorique qui fit un triomphe en son temps, Pantagruel est à la recherche de la Dive Bouteille, oracle digne de la Toison d’or des Argonautes (rappelez-vous, Jason !).
En route, le héros et son équipage entendent des “paroles gelées”, bruits d’une ancienne guerre gelés par le froid, paraît-il …
Vous voulez les entendre à votre tour ?
Sur le site RENAISSANCE-FRANCE.ORG, vous pouvez voir une animation sonorisée illustrant le texte de Rabelais, sur une illustration de François Schuiten, avec l’interprétation de Jonathan Kerr.
Chapitre LV.
Comment en haulte mer Pantagruel ouyt diverses parolles degelées.
En pleine mer nous banquetant, grignotans, devisans, & faisans beaulx discours, Pantagruel se leva & tint en pieds pour découvrir l’environ. Puys nous dist :
Compaignons, oyez vous rien ? Me semble, que j’ouys quelques gens parlans en l’air, je n’y voy toutesfoys personne. Escoutez.
A son commandement nous feusmes tous attentifz, & à pleines aureilles humions l’air comme belles huytres en escalle, pour entendre si voix ou son aulcun y seroit espars...
Une aventure de l’écriture plus encore qu’une écriture de l’aventure…
Chapitre LVI.
Comment entre les parolles gelées Pantagruel trouva des motz de gueule.
Le pilot feist responce : Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer glaciale, sus laquelle feut au commencement de l’hyver dernier passé grosse & felonne bataille, entre les Arismapiens, & le Nephelibates. Lors gelèrent en l’air les parolles & crys des homes & femmes, les chaplis des masses, les hurtys des harnoys, des bardes, les hannissements des chevaulx, & tout effroy de combat. A ceste heure la rigueur de l’hyver passée, advenente la serenité & temperie du bon temps, elles fondent & sont ouyes.
Tenez tenez (dist Pantagruel) voyez en cy qui encores ne sont degelées.
Lors nous iecta sus le tillac plènes mains de parolles gelées, & sembloient dragée perlée de diverses couleurs. Nous y veismes des motz de gueule, des motz de sinople, des motz de azur, des motz de sable, des motz dorez. Les quelz estre quelque peu eschauffez entre nos mains fondoient, comme neiges, & les oyons realement. Mais ne les entendions. Car c’estoit languaige Barbare. Exceptez un assez grosset, lequel ayant frère Ian eschauffé entre ses mains feist un son tel que font les chastaignes iectées en la braze sans estre entonmées lors que s’esclatent, & nous feist tous de paour tressaillir.
C’estoit (dist frère Ian) un coup de faulcon en son temps.
Ce nonobstant il en iecta sus le tillac troys ou quatre poignées. Et y veids des parolles bien picquantes, des parolles sanglantes, lesquelles li pilot nous disoit quelques foys retourner on lieu duquel estoient proferées, mais c’estoit la guorge couppée, des parolles horrificques, & aultres assez mal plaisantes à veoir. Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, hin, hin, his, ticque torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, bou, traccc, trac, trr, trr, trr, trrr, trrrrrr, On, on, on, on ououououon : goth, mathagoth, & ne sçay quels aultres motz barbares, & disoyt que c’estoient vocables du hourt & hannissement des chevaulx à l’heure qu’on chocque, puys en ouysmez d’aultres grosses & rendoient son en degelent, les unes comme de tabours, & fifres, les aultres comme de clerons & trompettes. Croyez que nous y eusmez du passetemps beaucoup. Ie vouloys quelques motz de gueule mettre en reserve dedans de l’huille comme l’on guarde la neige & la glace, & entre du feurre bien nect. Mais Pantagruel ne le voulut : disant estre follie faire reserve de ce dont iamais l’on n’a faulte, & que tousiours on en a main, comme sont motz de gueule entre tous bons & ioyeulx Pantagruelistes.
Source : Athena
Traduction
Le pilote (du navire) répondit : Seigneurs n’ayez crainte de rien. Ici est le confin de la mer glaciale, sur laquelle fut, au commencement de l’hiver passé, grosse et cruelle bataille. Lors gelèrent en l’air les paroles et cris, les chocs des armures, les hennissements des chevaux et autres vacarmes de combat. A cette heure, la rigueur de l’hiver passée, le temps chaud revenu, elles fondent et sont entendues.
- Tenez, dit Pantagruel, regardez celles-ci qui ne sont pas dégelées.
Il nous jeta alors à pleines mains des paroles gelées et qui semblaient des dragées de diverses couleurs. Nous y vîmes des mots de gueule, des mots d’azur, des mots de sable, des mots dorés, lesquels, quelque peu échauffés entre nos mains, fondaient comme neige, et nous les entendions réellement : mais c’était langage barbare. Excepté qu’il y en avait un plus gros, que frère Jean avait échauffé entre les mains, qui fit un son comme des châtaignes jetées dans la braise lorsqu’elles éclatent : C’était, dit frère Jean, un coup de canon en son temps. Il en jeta encore trois ou quatre poignées. On y vit des paroles piquantes, des paroles sanglantes proférées par une gorge coupée, des paroles horribles et autres déplaisantes à voir. D’autres en dégelant rendaient des sons comme tambours, clairons ou trompettes. Nous entendîmes moulte miaulements qui étaient comme langage humain. Croyez que ça nous a beaucoup amusés. Je voulais mettre en réserve quelques mots de gueule dans de l’huile, comme l’on garde la neige et la glace, mais Pantagruel ne le voulut pas, disant être folie de faire réserve de ce que jamais on ne manque et que tous les jours on a en main, comme sont les mots de gueule entre tous les bons et joyeux Pantagruélistes.
Source : Raminagrobis
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Dernière mise à jour : lundi 24 janvier 2022